freedom | mars

Quand il ouvre les yeux sur la pièce sombre, il sait déjà qu’Ambrosia n’est pas là. Il n’y a pas son odeur, pas sa présence, et allumer la lumière ne sert qu’à le lui confirmer. Pendant une minute, il panique, un peu. Il se dit qu’il ne s’est pas réveillé et qu’elle est partie sans lui, qu’elle est quelque part, dehors, peut être sous les balles, peut être blessée, peut être à terre, et son souffle se fait plus court alors qu’il se redresse rapidement, alors qu’il fouille le lieu à la recherche de son arme. Puis il se souvient qu’ils ne sont pas censés se battre, pas ce matin. Qu’ils avaient une petite pause, un petit instant de répit. Il s’en souvient parce qu’il a une légère migraine, parce que son crâne lui rappelle avec insistance la soirée qu’il a passé la veille à boire de l’alcool de cuisine en essayant de parler plus fort que les autres à la réunion des Grim. Quand il était rentré, Ambrosia était là. Elle dormait déjà. Il s’était écroulé à quelques pas d’elle et avait roulé sur lui-même assez longtemps pour faire passer sa nausée, et il s’était endormi.

Les jours n’étaient plus que des répétitions, depuis qu’ils étaient rentrés de Brakebills. Il y avait la guerre, et il y avait les Grim. Quelque part au milieu, il y avait Ambrosia. Elle était sur le champ de bataille. Elle n’était pas au bar, pourtant. Le café coule dans la tasse, et tout ce qu’il arrive à faire, c’est se dire que si elle avait été au bar, il saurait sans doute pourquoi elle n’était pas là ce matin. Si elle avait été au bar, il aurait toujours su où elle était. Si elle avait été au bar, il ne serait peut être pas si inquiet. C’est sans doute la guerre, qui rend tout plus inquiétant, plus angoissant, plus propice à imaginer le pire. C’est sans doute parce qu’il a toujours l’impression qu’il pourrait cligner des yeux trop longtemps ou penser à autre chose l’éclair d’un instant et qu’elle aura disparu. Plus le temps passe, et plus il ne la quitte pas du regard. Plus le temps passe, et plus il aimerait l’enchaîner à lui pour être sûr de ne pas la perdre. Trop de gens sont tombés, déjà. Et elle ne peut pas être la prochaine. Parce qu’il n’y a plus qu’elle, dans ce monde.

La porte s’ouvre et il se retourne trop vite. Un vertige le prend, et quand enfin son regard se pose sur Ambrosia, il grimace un peu, puis se frotte les yeux. Un verre aurait sans doute été suffisant. Il devrait vraiment apprendre à se contrôler. Ce n’est plus important, pourtant, déjà. Le sourire qu’il s’apprêtait à lâcher en la voyant disparaît quand ses yeux se posent sur sa joue violette, et il fronce un peu les sourcils à la place. Mais quand il va ouvrir la bouche pour lui demander ce qui lui est arrivé, où elle était, qui lui a fait ça, il comprend que son regard est plus déterminé que d’habitude, que la colère la fait tenir debout, et qu’elle a pris une décision. Alors il la referme, et il attend.

Les mots flottent entre eux quelques secondes, mais il ne faut pas beaucoup plus longtemps à Mars pour réagir. Le sourire finit finalement par venir étirer ses lèvres, et il met un autre café à couler en récupérant le sien, comme si rien de tout cela ne le surprenait vraiment. C’était le cas, après tout. « Eh ben c’est pas trop tôt ! J’ai failli croire que tu viendrais jamais. » Ce n’est pas totalement vrai, pourtant. Il n’avait simplement jamais compris pourquoi elle n’était pas venue en même temps que lui. Il n’avait jamais envisagé qu’elle ne le rejoindrait pas. Il n’avait jamais imaginé qu’elle puisse vouloir autre chose. Le café finit sur la table basse, ou ce qui y ressemble en tout cas, et il se laisse retomber dans les coussins au sol en relevant le regard sur elle. « T’auras qu’à venir avec moi à la prochaine réu. C’est quoi ça ? » Il passe son doigt sur sa propre joue pour indiquer sa joue. Quelqu’un lui a fait du mal. Il se réjouira pour les Grim quand il aura définit comment la venger.

Les mots d’Ambrosia claquent comme un fouet, et Mars fronce les sourcils en venant soutenir son regard, en attendant la suite, en serrant un peu les dents face à leur sens. Elle aurait aimé ne jamais venir. Elle aurait aimé ne jamais le rejoindre. Elle aurait aimé accepter la situation, accepter cette notion idiote de clan, accepter que le plus petit se fasse toujours manger, accepter qu’ils n’aient jamais les mêmes opportunités que leurs camarades de Brakebills, accepter sans se battre. Ca ne ressemble pas à la Ambrosia qu’il connaît, à celle qui frappe avant de discuter, qui parle toujours plus fort que les autres, qui fait des doigts d’honneur à tous ceux qui se pensent meilleurs qu’elle. Pire encore, elle aurait aimé ne pas l’accompagner lui, elle aurait aimé le laisser seul dans sa lutte pour le pouvoir, dans sa montée en pouvoir, dans la destruction qu’il était prêt à lancer pour eux, pour elle, et sans doute aussi pour lui-même.

Ambrosia parle et Mars, doucement, bout. Il ne rouvre pas la bouche, pourtant. Il se contente de soutenir son regard, de se redresser dans ses coussins, et d’encaisser les mots qui lui semblent être autant de coups de poings. Il sursaute un peu quand elle commence à frapper le mur, mais c’est un pur réflexe humain. Il la connaît assez bien pour savoir qu’elle ne maîtrise pas vraiment sa colère, qu’il devrait s’estimer heureux qu’elle ait pris ce mur pour cible plutôt que son visage. Mais les phalanges deviennent si rouges qu’il peut le voit de là où il est, et il n’a que trop conscience que la colère lui permet aussi toujours de dire ce qu’elle pense sans se soucier d’être juste ou de ne pas blesser. Pour savoir que s’énerver en retour n’emmènera à rien. Même s’il n’est pas vraiment capable de tout contrôler non plus, malheureusement.

Enfin, c’est les larmes, et Mars lâche un petit soupir soulagé, trop conscient d’avoir échappé aux coups, trop conscient que le pire est sans doute passé, pas assez conscient de la gravité de la situation, du sérieux des paroles, de l’ampleur de la colère. Il pose sa tasse brûlante sur la table basse, passe une main dans ses cheveux, et se redresse pour la rejoindre, pour se placer entre elle et le mur, pour prendre ses bras dans ses mains d’une poigne un peu ferme, pour récupérer son regard. « C’est ici, ta place. Avec moi. Et la mienne est avec toi. On le sait depuis longtemps. » Ils l’ont toujours su. Le monde autour d’eux était instable, mais eux, leur existence, leur dépendance, n’avait jamais été remise en question. Où l’un allait, l’autre suivait. Ca avait été indiscutable. Elle était son seul repère. Elle était en train de tout remettre en question. Elle allait tout détruire. Il refuse de se rendre compte que c’était plus souvent elle qui le suivait, que c’était plus souvent elle qui sacrifiait des choses pour lui que l’inverse. Il refuse de réaliser que lui n’avait jamais rien eu à perdre mais qu’elle si. Il refuse de comprendre que c’est peut être lui, qui est en train de tout détruire.

« Je comprends pas pourquoi ça t’étonne. Je comprends pas pourquoi t’essayes. T’as été les voir, c’est ça ? C’est eux qui t’ont frappée ? Comment t’as pu imaginer qu’ils accepteraient quoique ce soit ? Comment t’as pu envisager d’y retourner plutôt que de me suivre ? » Les mots fusent et il la relâche, mais sa colère ne part pas. Incapable de comprendre qu’elle a besoin d’un bras pour la porter plutôt que de nouveaux coups en plein visage, aveuglé par la jalousie et l’incompréhension. Doucement, il réalise qu’il s’est trompé sur elle. Il comprend que quand lui a claqué la porte de ses parents sans regarder en arrière pour rejoindre les mercenaires, pour se joindre à l’effort de guerre, elle a gardé un œil sur la porte de ses parents à elle, dans l’espoir qu’ils la gardent entrouverte. « Qu’est ce qu’ils ont déjà fait pour toi, au juste ? Quand est ce qu’ils t’ont donné une seule bonne raison d’y retourner ? Ils t’ont utilisée toute ta vie comme tous les chefs de famille de ce système, ils t’ont mariée à quelqu’un parce que ça les arrangeait sans te demander ce que t’en pensais, ils t’ont élevée pour une chose et une chose seulement : devenir leur petit pantin docile. Et toi t’y retournes ? Pourquoi ? Pourquoi tu mourrais pour eux ? Pourquoi tu les aimes ? Pourquoi t’es pas comme moi ? » Le mot interrogatif se répète parce que plus rien n’a de sens, tout d’un coup.

Les larmes viennent chatouiller ses yeux à lui, mais la colère lui permet de les ravaler autant que possible. Le monde, sous ses pieds, ne tourne plus comme d’habitude. Il n’avait jamais cru à beaucoup de choses, Mars. Mais les quelques choses desquelles ils ne doutaient pas lui avaient toujours servi de repère, de pilier, de boussole. Un : les liens familiaux à l’intérieur des clans étaient pourris jusqu’à la moelle et n’incluaient aucun amour. Deux : il était destiné à de grandes choses. Trois : Ambrosia était le verso de son recto, similaire en tout point, son âme sœur, et elle ne le quitterait jamais. Quatre : le système tel qu’il existait ne pourrait jamais fonctionner pour eux. Aujourd’hui, la moitié de ses convictions étaient remises en doute. Aujourd’hui, il était tiraillé entre son amour pour Ambrosia et son envie de la faire taire.