A hard day's night | Mars

Il aurait dû aller se coucher, mais il avait passé trop de temps à réviser pour réussir à être vraiment fatigué, alors il avait préféré aller se promener dans les couloirs, dans le campus, dans son petit paradis personnel. Personne n’avait eu le courage de venir avec lui, et Ambrosia dormait déjà à poings fermés quand il avait fermé son dernier livre, alors sa seule compagnie est une bouteille d’alcool fort pas vraiment bon qu’il a trouvé dans un placard. Il faut au moins ça pour se promener sereinement, pour arrêter ses pensées quand elles divaguent, quand elles se plaisent à lui murmurer que ce monde qu’il voit autour de lui, que ce monde qu’il aime tant, n’est pas le sien, et qu’un beau jour, il quittera ces murs dorés pour ne plus jamais y revenir, pour être replongé dans sa vie et dans la frustration qui l’a toujours habité.

C’est difficile, ce soir, de passer au dessus. C’est difficile de ne pas sentir la fin approcher alors que ce n’est encore que le début. C’est difficile d’ignorer la réalité des choses à l’extérieur de cette bulle hors du temps, quand bien même il n’a pas mis les pieds à l’extérieur depuis bientôt deux ans. C’est difficile d’oublier qui il est. C’est moins difficile avec l’alcool, et ça le sera encore moins demain avec la gueule de bois. Au pire des cas, il pourra toujours chercher Nox et se moquer de sa susceptibilité, se vexer dès qu’il lui répond, surenchérir, et s’oublier dans l’agacement.

C’est alors qu’il est en train de penser à lui que sa voix vient chatouiller ses oreilles, et il rouvre difficilement un œil pour le poser dans sa direction. Sa vision reste trouble un petit moment, mais les mots ne laissent pas planer le moindre doute – c’est bien Nox qui l’interrompt dans sa contemplation. « Hm ? Quand est ce que j’ai pas picolé, au juste ? » Sa voix est un peu pâteuse, son articulation laisse à désirer, mais il se redresse sur les coudes, puis sur les mains, manque de tomber, et finit enfin assis en tailleur pour tapoter la place à côté de lui en s’étirant. « Je suis pas en état, je crois. Assis. » Il aurait pu le dire plus gentiment, sans doute, mais il n’a jamais beaucoup pris de pincettes avec Nox, et il n’est pas prêt de commencer aujourd’hui. Au lieu de ça, il attend qu’il soit assis pour lui mettre la bouteille dans les mains après en avoir pris une dernière gorgée.

« Je pense que vu comment t’es taillé tu vas pas tenir la route très longtemps mais tu peux me rejoindre si tu veux tenter le diable. » La provocation est un deuxième langage, pour eux. Mais ce soir, juste ce soir, alors qu’il regarde le visage fatigué, les cheveux en pagaille, et les yeux tristes, il se demande s’ils ne devraient pas essayer de parler autrement, pour une fois. « Qu’est ce qui va pas ? » Il n’a jamais été du genre à tourner autour du pot. Il n’a jamais eu de mal à comprendre l’état mental des gens. Si Nox faisait généralement les frais de ses provocations, il pouvait bien aujourd’hui faire les frais de son empathie.

Il s’assoit, et Mars se retient de sourire de manière triomphante en choisissant plutôt de passer à autre chose assez vite. Autre chose étant toujours la provocation, avec Nox. Sans surprise, elle fonctionne, et il rit un peu en le voyant boire, un peu plus en entendant sa plainte. « Ah oui désolé, c’est sûrement pas fait pour des papilles de bourge j’avoue. » Ce n’est fait pour les papilles de personne, de toute façon. Il l’a volé entre deux huiles, et c’est sans doute de l’alcool de cuisine. Même lui a du mal à en identifier la source exacte. Peu importe, pourtant. S’il peut ramener le problème à des goûts trop pointus, il n’a jamais de mal à le faire.

Nox ment, puis boit, et Mars laisse passer un petit instant pour avoir la vérité. Elle ne tarde pas, évidemment. L’alcool délie toujours les langues, et il n’est pas assez idiot pour le croire alors que tout son corps semble écrasé par un poids qu’il ne soupçonne même pas. Le dortoir des filles. Le brun fronce les sourcils, un peu, puis vole la bouteille à son rival de toujours pour boire une gorgée, au moins le temps de comprendre, le temps que les connexions se fassent. Alors seulement, il le regarde de nouveau. Il a un peu envie de rire, tout d’un coup. Pendant une minute, il ne comprenait pas pourquoi Nox était dans le dortoir des filles à la base. Pendant une minute, il avait oublié ce qui était pourtant évident.

Mais son hilarité prend bien vite fin alors que Nox vient soutenir son regard et attaque à son tour le questionnement. Il ne rit plus. Pourtant, il sourit. C’est une pirouette qu’il connaît trop, le genre de pirouette qu’Ambrosia avait souvent utilisé. Poser des questions pour ne pas avoir à répondre à celles qui ne manqueraient pas de suivre. Mais aujourd’hui, Mars n’avait aucun mal à répondre. Aujourd’hui, il se fichait bien de ce que Nox pouvait apprendre de lui. Aujourd’hui, juste pour cette nuit, il n’avait aucun filtre. Il n’avait jamais été très secret, très pudique, mais pourtant, il ne parlait jamais beaucoup de lui. Peut être que c’était l’alcool. Peut être que c’était parce qu’on ne lui posait pas souvent de questions directes. Peut être que c’était un peu des deux.

« J’arrive pas à dormir non plus. J’arrête pas de penser au fait que tout ça, là, c’est temporaire, et qu’un jour, je vais devoir faire mon sac et rentrer chez moi et jamais revenir. Enfin, en soit j’arrête jamais vraiment d’y penser, mais ce soir ça m’angoisse un peu, je crois. Alors je me suis dit que l’alcool calmerait le problème, parce que ça a toujours plus ou moins bien marché pour moi. Mais raté, je crois. Heureusement, t’es là pour me distraire. » Il lui fait un sourire faussement charmeur, puis narquois, avant de se balancer un peu sur le banc et de sortir son paquet de cigarette de sa poche. Il en prend une, en propose une, puis rouvre déjà la bouche. Inconsciemment, il ne veut pas laisser à Nox le temps de poser une autre question avant d’avoir pu poser la sienne.

« Pourquoi tu demandes pas à aller chez les mecs ? Ca t’irait pas non plus ? » La cigarette est allumée, et la fumée flotte entre eux. Au travers du flou de l’alcool, Nox est encore plus beau que d’habitude. Bien vite, Mars chasse cette pensée de son esprit. « Tout le monde sait que t’es pas une fille ? Parce que c’est difficilement crédible, toi en fille, avec ces manières. » C’est un peu idiot, comme manière de dire les choses. Ambrosia est sans doute bien moins maniérée que n’importe quel homme qu’il connaît. Mais les mots lui manquent, et il se rend compte qu’il n’a jamais vraiment discuté avec Nox, et que par conséquent, il ne peut pas vraiment prévoir ses réactions comme il a l’habitude de le faire. Alors c’est quitte ou double.

Il ne saisit pas vraiment, Mars, que son rire a blessé Nox. Il sent bien que quelque chose se passe de relativement négatif, mais il ne le prend pas personnellement. Il prend peu de choses personnellement. Peut être qu’il devrait. Peut être qu’il l’a trop fait auparavant, déjà. Peut être qu’il ne sait pas vraiment comment faire. En tout cas, l’ambiance ne lui semble pas plus lourde, et il continue comme si de rien n’était. Nox ne sera pas blessé bien longtemps. Personne n’est blessé très longtemps. C’est une émotion trop fugace. A la place de s’inquiéter, il répond à la question sans vraiment hésiter, puis il en pose une nouvelle avant que le silence de la part de son interlocuteur ne le mette mal à l’aise ou ne réussisse à le blesser lui. Il ne peut pas vraiment comprendre, de toute façon. Quand il rentrera chez lui, tout sera aussi accessible, tout sera aussi beau, tout sera aussi calme, Nox. Il peut même ne jamais rentrer, s’il le veut vraiment. Il peut passer ses études à ne rien faire et s’installer dans la librairie pour y finir ses jours. Il peut faire une thèse, puis une autre, puis une autre. La limite de temps ne s’applique pas à Nox. Elle ne s’applique qu’à lui, qu’à eux, qu’à ceux qui doivent se battre pour rester et qui n’auront jamais le droit de prolonger leur résidence. Lui, il rentrera dans quelques années, et rien ne l’attend vraiment que son frère aîné qui prend la place qui aurait dû lui revenir, que sa famille trop éloignée et distante dont il ne se souvient déjà pas des visages, que les rues sales et les duels rouges, que se battre pour survivre et survivre pour se battre.

Le train de ses pensées s’arrête quand Nox, enfin, semble comprendre sa question, et il manque de le remercier de ne pas l’avoir laissé s’enfoncer trop longtemps, mais sa réaction l’arrête alors qu’il ouvre et referme la bouche. Maintenant qu’il est devant ce spectacle, il réalise qu’il n’a jamais entendu Nox rire auparavant. « Ben quoi ? » C’est un balbutiement un peu idiot, et il fait légèrement la moue. Il n’a jamais aimé ne pas comprendre, et a sans doute trop de fierté pour ne pas prendre mal automatiquement un rire si franc envers sa personne. Mais il n’est pas vraiment agacé, pas vraiment tendu, pourtant. Parce que Nox sourit plus honnêtement que jamais. Il ne peut pas vraiment penser à mal, alors. « Ca va pas bien dans ta tête hein. » Il frotte exagérément son bras pour prétendre en retirer la douleur, mais un petit sourire vient tirer ses lèvres alors qu’il comprend enfin le cheminement de pensée de l’autre, alors qu’il lui répond.

« Ah je vois. » Les seuls au courant. Pendant une seconde, il revoit leur rencontre, si étrange, si officielle. Mars avait entendu Rios parler de Nox presqu’autant qu’il avait dû entendre parler d’Ambrosia, mais l’idée de se les présenter mutuellement l’avait rendu un peu nerveux. Il fallait faire bonne impression, sans doute. Il fallait que Nox accepte le nouveau meilleur ami de son cousin. Il fallait qu’Ambrosia apprécie le nouveau meilleur ami de son mari. Le tout était un peu ridicule, mais il s’en souvient encore. Nox était une fille, à ses yeux, alors. Puis il ne l’était plus. Il se souvient qu’il n’avait pas compris, qu’il en avait parlé avec Ambrosia, qu’ils avaient passé du temps à essayer de démêler leurs préjugés et leur ignorance du reste. Finalement, ils s’étaient dit que ce n’était pas un énorme effort à faire. Il ne pensait pas oublier un jour, pourtant. Il avait sans doute utilisé les mauvais pronoms plus souvent que les autres, au début. Mais au fil du temps, son cerveau avait remplacé toutes les informations, et aujourd’hui, imaginer Nox dans un dortoir de fille semblait presque un peu hors des règles, hors des conventions. S’il ne s’était jamais considéré spécialement ouvert à toutes les lubies du haut, il ne pensait pas être capable de dépasser les à priori trop ancrés du bas si facilement. Et pourtant.

« Je vois. » Il répète doucement tandis que la suite de la réponse est enfin enregistrée, puis essaye de faire des ronds avec la fumée de sa cigarette en réfléchissant. « C’est quoi les plans d’avenir alors ? Épouser un vieux ? Faire des enfants ? Tu peux pas dire non et devenir genre prêtresse ? Ou rester ici et finir vieille fille mais au moins être tranquille ? » Ses yeux se tournent vers Nox, et il l’imagine en robe, un enfant à la main, un mari derrière lui, et une petite grimace vient tordre ses lèvres. L’image dissone trop. Rien de tout cela n’est très naturel. Peut être qu’il n’est pas le seul à ne pas avoir envie de rentrer, alors. Peut être que ceux du haut, peu importe à quel point il les méprise, ne sont pas forcément libres. « Pourquoi tu leur obéis si ils sont pas tendres et affectueux ? » L’hypocrisie de la question lui arrache un peu la gorge, et pendant une seconde, il se revoit devant eux tandis qu’ils présentaient son mariage avec Ambrosia comme une solution miracle comme s’il n’était pas dans la pièce, comme s’il n’existait pas vraiment. Il se revoit ne pas réussir à bouger, ne pas pouvoir leur signaler son existence. Mais peut être que Nox pourrait. Peut être que Nox est plus fort que lui.