don't look back in anger (a/o)

Loin d'être diminués par l'alcool, tous les sens d'Oney étaient en éveil ce soir. Ses yeux captaient le groupe qui venait de se lever pour saluer leur public, les quelques visages d'hommes et de femmes qui cherchaient à accrocher son regard, et la silhouette d'Amber, le sourire fin qui étirait ses lèvres. Ses oreilles se remplissaient de toutes les conversations, de tous les rires que pouvait contenir une petite salle de bar et surtout, du son de la voix de son ami. Il avait sur la langue, le goût de la bière et du gin et ses doigts eux, jonglaient habilement entre le bois de leur table, le bras et l'épaule d'Amber qu'il serrait dans des étreintes aussi brusques qu'amicales. Quand s'étaient-ils amusés comme ça pour la dernière fois ? Si ses sens étaient éveillés, son esprit avait tendance à s'embrumer et lui laissait seulement une réponse vague : trop longtemps plutôt qu'un véritable souvenir. Peu importait. Amber avait accepté de l'accompagner voir ce concert ce soir, lui qui trouvait de moins en moins de temps à accorder à … à quoi ? Le sourire d'Oney se cassa la gueule l'espace d'une seconde. La guerre les avait séparés. Si, naïvement, il avait pensé qu'une fois terminée, les choses redeviendraient les mêmes, il s'était rapidement rendu compte que ce n'était pas le cas, ce ne serait peut-être même plus jamais le cas. Cette sortie était autant une envie qu'un besoin. La vie d'Oney sans Amber n'avait plus de sens. Il avait besoin de le voir, besoin d'entendre sa voix, besoin de sentir sa présence à côté de lui. Ses absences étaient plus cruelles que la morsure d'un poignard et plus douloureuses que des brûlures. Il fit claquer son verre sur la table, se levant rapidement en lui donnant une petite tape sur l'épaule. « Going for a smoke. You coming ? » Il s'étira, retenant un bâillement. Dans son ventre, une myriade de bulles éclataient, mélange d'alcool et de bien être. Au comptoir, une femme d'une trentaine d'années, des boucles rousses cascadant dans un dos que son débardeur ne cachait qu'à moitié, lui fit un clin d'oeil. Oney lui sourit en retour, brisant le contact pour reposer ses yeux sur Amber. En règle général, il aurait sûrement fini par laisser son ami pour aller la rejoindre mais ce soir, quelque chose le retenait à ses côtés. Il attendit qu'il se lève et le suive pour sortir du bar. La nuit n'avait rien enlevé à la chaleur du jour et n'aida pas son cerveau, perdu dans les volutes éthyliques, à s'éclaircir. T'as trop bu, Shaughnessy, trop bu, se morigéna-t-il. Il trouva refuge dans une des venelles qui jouxtait le pub. « Did you see the redhead at the bar counter ? » Oney sortit son paquet de cigarettes, en délogea une qu'il coinça au coin de ses lèvres et tendit le reste à son meilleur ami. « I can't even go out with my best friend without having women jumping on my body. » Il fit entendre un long soupir dans lequel l'amusement résonnait toujours. « You do not realize how lucky you are. Even if the cold, sarcastic and better-than-you look must work on people with poor judgment. »

don't look back in anger — @oney shaughnessy
Don't you ever hope for
something else?

La guerre avait laissé des séquelles à tout le monde, différentes, de formes et de profondeurs inégales, mais belles et bien présentes. Oney avait les siennes, Amber aussi, et dans la réalité d'une existence tourmentée par l'habitude qu'était devenu le fait de voir des corps tomber au milieu de ruines de buildings qu'ils avaient toujours connus, une distance s'était creusée sans qu'ils ne le veuillent. L'un s'était retrouvé à défendre la veuve et l'orphelin, à se placer en héros dans une période de crise et à offrir aux gens un sentiment d'assurance et de réconfort ; il était le symbole d'une protection, d'une promesse faite au travers d'un uniforme, mettant en jeu sa vie pour celle des autres. L'autre avait perdu une part de lui à peine la guerre se réveillait entre les rues du Bas, grondant de son écho dans le dédale de l'autre côté de la Ligne. Un amour enfuit, une absence de nouvelles, et rien d'autre qu'un mot auquel se rattachait et qui ne quittait jamais vraiment son corps depuis de trop longues années. Elle était partie, par choix ou par contrainte, il n'en savait rien. Ce qui était sûr, c'était ce qu'il avait fait pour elle et pour la retrouver : bien trop de symboles noirs sur peau blanche ornaient son dos, canalisant une magie qui l'épuisait et rendait instables les plus profondes de ses pensées, mettant à mal les souvenirs d'une dépression qu'il n'avait jamais totalement vaincue. L'esprit d'Amber se consumait et pourtant tenait-il la clé qui lui avait permis de retrouver la trace de la femme qu'il aimait. Si ce soir, sa mission était temporairement mise de côté, laissant des sourires s'étendre sur un visage trop longtemps fermé, il ne l'oubliait pourtant pas.
Le groupe jouait les dernières notes d'une énième chanson et, sous l'impulsion des sollicitations d'Oney, Amber souriait, riait, applaudissait les musiciens présents depuis le début de la soirée. Dans les tréfonds des souvenirs et d'une réalité encore en reconstruction, ils retrouvaient dans la présence de l'autre un semblant d'une normalité oubliée, peut-être même détruite. Amber n'avait pas sourit comme ça depuis bien trop longtemps. La présence de son meilleur ami à ses côtés faisait des miracles auxquels il n'osait même plus prétendre alors que, acquiesçant à son invitation pour une cigarette et le suivant à l'extérieur, il se laissait porter par l'euphorie d'une liesse en mal d'amusement, d'un Oney au sourire aussi communicatif qu'il l'avait toujours été ; si quelqu'un était en mesure de faire naître le sien depuis qu'ils étaient gosses, c'était lui, plus que quiconque arpentant encore son existence. La tête tournait un peu sous les effluves d'alcool et, au-dessus de leurs têtes, les étoiles semblaient prises au piège dans une valse à mille temps et ne cessaient de tournoyer discrètement. Récupérant une des cigarettes qui lui étaient tendues, il pouffa de rire et secoua un peu la tête. — Well, I'm grateful that you're not leaving me here to fall into her arms for the rest of the night. Il connaissait les habitudes de son meilleur ami et le savait plus enclin que lui à ne partager son corps et que son corps. De son côté, Amber se raccrochait à des souvenirs, suffisamment fort pour que la notion de redhead continue de faire résonner son écho dans son esprit. S'humectant les lèvres, il s'affaira à allumer sa cigarette, puis celle d'Oney, et roula légèrement des yeux. — Probably not as well as the cheerful and hearty smile, bright eyes and loud laugh. Toutes ces raisons pour lesquelles il l'admirait en silence, lui qui dégageait une aura telle que même le soleil semblait incapable de briller aussi fort que son âme le faisait. Son dos retomba contre le mur de pierres noires. Il était aussi frais que la nuit elle-même, permettant à Amber de remettre un peu d'ordre dans ses pensées alors qu'il ferma un bref instant les yeux. Doucement, il rit, tourna la tête vers Oney. — You got me completely drunk, well done, asshole.

Amber avait toujours été l'un des points cardinaux dans sa vie, aux côtés des membres de sa famille. S'il ne s'était jamais posé la question durant l'enfance, il l'avait fait pendant son adolescence : pourquoi est-ce que les choses collaient si bien, si facilement entre eux ? Comme des pièces voisines d'un puzzle, quand leurs vies étaient pourtant aussi différentes que le jour et la nuit ? Oney aimait les hommes et Amber aimait les femmes. Oney brûlait comme la flamme d'un brasier, Amber se faisait plus lunaire et froid. Oney aimait l'action, sentir ses muscles se tordre et se contracter, tandis qu'Amber privilégiait un cerveau qu'Oney jugeait sans limites. Dans un conte de l'ancien temps, Amber aurait sûrement été le fils d'un seigneur de province, et Oney aurait été celui d'un métayer, osant darder un regard sur le petit noble sans jamais lui adresse le moindre mot. Il l'aurait aimé quand même, pensait-il. Sans avoir eu à lui parler, ni à recevoir le moindre de ses regards. Son amour avait quelque chose de chimique, qui échappait à la logique et à la science. Oney avait toujours été attiré par Amber, l'avait toujours désiré, chair et âme. Rester près de lui lui suffisait. Il n'en attendait pas plus, savait qu'il n'aurait jamais plus de sa part. Les choses étaient inscrites ainsi et Oney doutait que même les dieux aient eu le pouvoir d'interférer en sa faveur. Si la fraicheur de la nuit new-yorkaise faisait du bien à sa nuque, perlée de sueur dans le bar, elle n'arrangeait pas pour autant les brumes dans lesquelles était plongé son cerveau. Sa lucidité s'était échappée au bout de sa sixième ou septième bière et Shaughnessy ne s'accrochait plus qu'à la volonté de ne pas passer pour un bouffon face à son ami. Un rire s'échappa de ses lèvres. « I won't. Not tonight. Tonight is about you. » dit-il en pointant sa cigarette, coincée entre son index et son majeur, en direction d'Amber. Avec un sourire, il s'approcha de nouveau d'Amber, posant sa main à plat sur le mur à côté de la tête de son ami. Il se trouvait trop près, incapable de mesurer les distances dans son état second. D'ici, il pouvait sentir le mélange d'alcool et de nicotine qui émanait de Vale (ou était-ce de lui-même ?). Il pencha la tête vers l'avant, cherchant à capter son regard, et leva son majeur, le faisant danser devant les yeux d'Amber. « If you can tell me how many fingers, you're not drunk enough. » Sa main se souleva du mur pour se poser sur la joue d'Amber, enlevant toute la brutalité qu'il pouvait donner à ce genre de geste auprès d'un de ses camarades de l'armée pour n'en garder que la tendresse et l'affection. « I really missed you, dickhead. » avoua-t-il d'une voix basse, semblable à un murmure. Par dessus les notes de la soirée, il pouvait aussi sentir le parfum d'Amber. Ses lèvres frôlèrent sa peau, au niveau de sa pommette et continuèrent leur chemin jusqu'à ses lèvres qu'il embrassa doucement. Le baiser ne dura que quelques secondes et, alors que les papillons commençaient à naître dans son ventre, un brusque éclair de sa conscience les foudroya rapidement, le faisant reculer de quelques pas. « Amber... Fuck, I'm sorry. I'm drunk. I'm so sorry. »

L'alcool lui faisait facilement tourner la tête ; bien plus encore depuis qu'il avait des sigils encrés dans son dos, semblant jouer sur son état physique au point d'accélérer son ivresse. Il avait bien moins bu qu'Oney et pourtant, son état était semblable au sien, un sourire joyeux et un peu bête posé sur un visage aux traits tirés par une fatigue qu'il ne pouvait ignorer. Amber avait envie de rire pour un rien, même s'il se faisait plus discret, plus silencieux que la voix résonnante de son meilleur ami, entre les murs du bar comme ceux des bâtiments alentour une fois l'extérieur atteint. Un instant, il ferma les yeux. Ces derniers jours avaient été... mouvementés, voire un brin chaotiques. Ils s'agitaient sur l'écran de ses paupières closes, lui rappelant pourquoi son cœur battait un peu plus vite, pourquoi il était plus enclin à sourire que d'ordinaire et, en même temps, pourquoi ses muscles semblaient se figer dès qu'il songeait à tout ça trop longtemps. À elle, à eux, à la façon dont elle l'avait quitté, celle dont il l'avait retrouvée. Oh, Amber savait qu'Oney n'approuvait pas grand-chose de cette histoire. Qu'il n'aimait pas le voir aussi concentré sur cette cause perdue que semblait être son histoire avec Aster. Et pourtant, pourtant, il voulait lui dire, lui en parler, attendait juste... le bon moment ? Doucement, il soupira et posa son regard sur lui, détaillant l'air joyeux sur ses traits. Ça le rendait admirable, cette faculté à laisser briller son regard de la sorte malgré tout ce qu'il avait pu voir, entendre, vivre. — Well, thank you for your generosity, mr. Shaughnessy. I wasn't expecting that much from you. Un petit coup de coude dans sa direction pour appuyer sa taquinerie, et Amber laissa échapper sans mal un rire léger, qui sembla presque s'envoler avec la fumée de leurs cigarettes tandis qu'il portait à nouveau la sienne à ses lèvres. La distance entre eux se perdit alors qu'Oney se rapprocha et, penchant la tête sur le côté, il le détailla un instant sans se fier aux centimètres qui se réduisaient entre leurs corps. — Wow, really subtle, even for you. Ses yeux roulèrent doucement, il tira sur sa cigarette une nouvelle fois et, jetant un regard en biais à la main d'Oney posée sur sa joue, il finit par cracher sa fumée en direction de son visage, esquissant un petit sourire vers lui. Oney était un sentimental. Tout du moins, il l'était bien plus qu'Amber ne le serait jamais, perdu dans les tréfonds d'une froideur qu'il avait appris à peaufiner au fil des années – d'autant plus depuis le départ d'Aster. Alors ce qui, pour d'autres, aurait pu être un signe avant-coureur de ce qui allait se passait, n'était pour Amber qu'une normalité dans leur relation, fusionnelle depuis l'enfance. — Could've guessed that, it's not the first time you're saying this tonight, se contenta-t-il de répondre, bien moins en mesure d'étaler sentiment et ressenti de la sorte. Ça n'était pas son genre, pas son style. Pas ce qui le définissait. Amber fronça doucement les sourcils en le sentant s'attarder sur sa joue, sa pommette. Un peu plus encore au contact de ses lèvres sur les siennes, n'ayant le temps de murmurer qu'un — what are you – coupé dans son élan par la sensation de sa bouche contre la sienne. Il n'était pas violent. Encore moins avec Oney. Pris au dépourvu de son geste, il ne le repoussa pourtant pas, le laissant s'éloigner de lui-même alors que, dans son esprit, s'embrouillaient questions et surprises sur le pas qu'Oney venait de franchir. Il cligna des yeux, pinça les lèvres, laissa son regard s'attarder sur lui. Et, comme toute réponse à ses excuses, il ne trouva à dire qu'un simple : — I found Aster. I know where she is. à voix basse, déglutissant légèrement.

Combien de fois Oney s'était-il demandé quelle saveur auraient les lèvres d'Amber contre les siennes ? Est-ce qu'elles seraient aussi douces que celles des nombreuses femmes dans les bras desquelles il s'était perdu ? Est-ce qu'elles seraient aussi rugueuses et passionnées que celles des hommes qui avaient partagé une partie de ses nuits ou de sa vie ? Son baiser avait un goût de nicotine et les notes âcres des bières qu'ils avaient consommées plus tôt dans la soirée. Son baiser avait un goût d'interdit et d'absolu. Un interdit qu'Oney venait de rompre sur un coup de tête embrumée par les vapeurs d'alcool. Le soldat eut l'impression que le sol venait de s'ouvrir sous ses pieds. Il ne se trouvait pas en plein rêve, quand la perspective du réveil effacerait ses péchés avec le petit matin. Ses lèvres, alors, semblèrent le brûler et il porta ses doigts à sa bouche comme s'il voulait chasser ce baiser, chasser ce moment et faire disparaître cette soirée. Rembobiner et continuer à cacher à Amber tout ce qu'il gardait secret depuis qu'ils étaient enfants. Oney ouvrit les lèvres, prêt à se défendre, prêt à s'excuser, prêt à masquer la trouille qui enserrait maintenant son ventre comme un bloc de glace derrière de nouveaux mensonges. Il prétexterait l'alcool, l'euphorie de le retrouver, l'élan de folie à l'idée d'être là, avec lui, en vie. Ses mots n'eurent pas le temps de sortir et de se faire entendre ; ils venaient de mourir à l'intérieur de sa gorge, étouffés par le nœud qui s'y forma en écoutant les paroles de son meilleur ami. Aster s'était imposée entre eux comme la pomme de la discorde. Oney n'avait jamais caché son inquiétude, ni ses réticences face à l'histoire entre Amber et cette étrangère. Il était jaloux, oui, mais pas seulement. Ses sourcils se froncèrent, sa mâchoire se contractant durement comme ses poings, serrés. Ses ongles, dans sa paume, traçaient des demies lunes rouges sur sa peau hâlée par le soleil. « Don't. Don't talk about her. » Sa voix avait perdu ses habituelles notes chantantes et joyeuses. Son visage était maintenant dénué de ses côtés solaires. La femme qui lui avait souri, quelques minutes plus tôt dans le bar aurait sûrement été en peine de reconnaître l'homme débordant de joie de vivre qu'elle avait essayé d'attirer vers son bout de comptoir. « She's not one of us, she's not good for you. She's from the down. » Il planta son regard dans celui d'Amber. Ses mâchoires se délièrent assez pour faire passer ses prochains mots, aussi tranchants que les lames qu'il arborait habituellement avec son uniforme de soldat. « She's the enemy. »

Amber n'était ni idiot, ni naïf. Il ne se berçait pas de la douce illusion que son meilleur ami serait en mesure d'accepter cette histoire d'amour étouffée et avortée à laquelle il avait consacré ces cinq dernières années de sa vie pour la voir revivre, simplement parce qu'il savait qu'Aster était sa personne. Celle capable de le rendre plus heureux que n'importe qui d'autre avant elle. Celle en mesure de faire naître les sourires sur son visage et les frissons sous sa peau. Oney ne l'accepterait jamais, quand bien même le fils Vale pouvait tenter de lui répéter qu'elle était quelqu'un de bien. Qu'elle n'était pas contre eux. Qu'elle ne l'avait jamais été. Qu'elle ne lui ferait pas de mal et qu'elle savait que pour toucher Amber, il fallait toucher Oney ; il s'était glissé auprès de lui comme force et faiblesse à la fois, devenant un point si sensible de son existence qu'il restait dans un équilibre fragile entre avantage et inconvénient, si quelqu'un voulait s'en prendre à lui et le faire souffrir. Oney était important pour lui. Il était de ces piliers comme on ne peut les remplacer dans une existence, de ces nécessités dans l'équilibre d'un quotidien et d'une vie entière. Tout comme Aster. Depuis qu'elle s'était volatilisée, Amber avait l'impression de ne plus vivre qu'à moitié. De ne plus exister réellement. De ne plus être lui-même. Elle s'était enfuie et avait emporté avec elle une part de lui qu'il ne retrouverait que quand il serait en mesure de la revoir, la regarder, la toucher à nouveau. Alors, il saurait que peu importaient les tatouages qui encraient son dos et leurs effets nocifs, cette dépression qui le rongeait et le gangrenait de l'intérieur, cette impression de mourir un peu plus à chaque nouvelle journée passée sans elle ; tout ça aurait valu le coup, parce qu'elle serait devant lui. Mais ça, Oney n'accepterait jamais de le comprendre, Amber ne se faisait guère d'illusions à ce sujet. C'était un point sensible, ça l'avait toujours été. Et sans doute avait-il choisi le pire moment possible pour évoquer sa trouvaille : il savait où elle était, il pourrait bientôt la recontacter. Mais il préférait ne pas penser à l'étendue de ce que pouvait représenter ce baiser pour Oney. Il préférait oublier qu'il était venu cueillir ses lèvres de la sorte pour préserver cette amitié qu'il avait toujours connue, et vue comme indéfectible. Il préférait qu'elle le reste, et jugeait que l'ignorance était la meilleure façon de la garder intacte. Ses sourcils se froncèrent finalement quand les mots passèrent entre les lèvres de son meilleur ami. Amber sentit son cœur se serrer, ses veines se gonfler d'une colère silencieuse et encore contrôlable. — You can't be serious. Il secoua la tête, passa une main sur son visage, comme si tirer sur ses traits pouvait faire disparaître son incompréhension, ou lui faire oublier les propos du soldat. — How could you judge if she's good for me or not since you didn't even pay that much attention when she left ? You didn't see how I felt. How I was. How I still am, five years later. Détruit, incapable de se reconstruire, de retrouver le fil de son existence sans que son prénom ou que ses traits ne s'immiscent dans son esprit. Elle était là, tout le temps, partout. Il espérait la voir à chaque coin de rue, sentait son cœur se pincer dès qu'il apercevait des cheveux aussi roux que les siens, une silhouette aussi élancée. Il secoua la tête. — She's not the enemy. How can you be so influenced by the war and what they taught you to say that ? Il ne savait pas tout de ce qu'Oney avait pu vivre. Il n'avait pas vu les combats de près, n'avait pu que constater les ruines qui peuplaient encore certaines parties du Haut, et les images des cadavres dans la rue. Mais il ne pouvait pas non plus accepter un tel rejet. — I need her. I've spent the last five years of my life trying to figure out where she was, how she was, or if she was still alive. And finally, I've found her. Why is it so unbearable for you ? Sa voix se radoucit. La question était sincère : Amber ne comprenait pas.

Une boule d'angoisse et de colère noua le ventre d'Oney à mesure qu'il reculait et que ses poings se serraient et se desserraient. Oney n'était pas un homme idiot mais n'était pas non plus un homme que l'on pouvait qualifier d'intelligent. Toute sa vie, il l'avait passée dans l'action. Il s'était présenté devant les portes de l'académie militaire, des années auparavant, comme une simple patte à modeler et avait permis aux mains expertes de ses officiers de le former à leur convenance. En avait résulté un soldat aussi efficace que létal. Agir était devenu une seconde peau. Agir, défendre et protéger ce qu'il considérait comme sien. La seule différence que l'on pouvait trouver entre un chien d'attaque, fidèle à son maître et aux crocs découverts, et lui, résidait sûrement et uniquement dans l'usage des mots. Cependant, il n'en avait aucun. Il avait envie de hurler. Hurler et cogner contre quelque chose. Le mur, le panneau placé à quelques pas d'eux, son propre torse. « She abandoned you. She left you alone without giving you the slightest explanation, without looking back. These people, they have no loyalty, they manipulate, take, and ravage everything in their path. And you ? By the gods, like the poor jester that you are, you've been chasing a ghost for five years. » Il serra la mâchoire, redressant le menton pour croiser les yeux de son ami. « Do you think I didn't know how you were doing? Look at you. Look at you, damn. You're the ghost. » Oney avait l'impression que son épiderme le démangeait. Quelque chose de sombre et de brûlant agitait son ventre, calcinant l'alcool qui courait encore dans son sang. Son cœur battait furieusement sous le coup de la colère. « Don't you dare talk about the war. » sa voix, jusqu'alors froide, se teinta de la rage qui courait sous sa peau. Dans la rue principale, un couple tourna le visage dans leur direction. La femme glissa son bras autour de celui de son conjoint et le pressa à avancer le pas, les laissant de nouveau seuls l'un en face de l'autre. « If she wanted you, she would have find a way to contact you. » Un sourire mauvais courba la commissure de ses lèvres. « Where has she been those last five years ? When you were just a shadow of yourself ? I bet you she was having a good time with another dude, one of her kind, laughing at your poor ass. » A peine ses paroles venaient de franchir ses lèvres qu'Oney les regretta. Trop embrumé par sa colère, il n'esquissa cependant pas le moindre geste en direction d'Amber ni ne proféra la moindre excuse. Il se contenta de le toiser, les nombreuses cicatrices recouvrant sa peau lui hurlant leur assentiment.

La situation dépassait l'entendement et peu à peu semblait devenir hors de contrôle. Face à un Oney dont la colère grondait de ses poings serrés à sa mâchoire carrée, de ses prunelles claires à la jointure blanchâtre de ses phalanges, Amber savait que prendre part au combat était une erreur considérable. Aucun d'eux n'avait envie que les choses s'enveniment. Pas après avoir passé autant de temps à n'être plus que les fantômes de leur relation par un concours de circonstances malheureuses. Et pourtant, les mots dépassaient déjà la raison chez l'un et poussaient l'autre dans ses retranchements les plus profonds. S'ils continuaient sur cette voie, ne risquaient-ils pas de perdre ce qu'ils possédaient depuis qu'ils n'étaient que des gamins ? Est-ce qu'une dispute valait vraiment le coup de prendre le risque d'abandonner une amitié au détour d'une ruelle aux bâtiments de pierre et à l'odeur avinée ? Non, bien sûr que non, mais les propos d'Oney dépassaient la limite que pouvait s'autoriser Amber. Le sujet était trop sensible, le désaccord trop profond. Il y avait l'incitation au renoncement de ce qui avait guidé son existence pendant de longs mois de longues années. Il y avait la dépréciation de ses sentiments, de son histoire. De son combat. Amber n'aurait jamais pris les armes contre les idéaux d'Oney, pas même lorsqu'il aurait préféré qu'il se tienne loin de la guerre et des combats, de l'armée, qu'il fasse autre chose que de prendre le risque de mourir pour des gens qui ne méritaient pas plus que lui d'exister. Lui, en revanche, continuait de taper sur ce ne quoi Amber voulait croire, et ce dont il avait si terriblement besoin. Alors face à lui, il serra les dents et secoua la tête, malgré tous ses efforts pour se radoucir ; le ton employé par Oney, les mots choisis, tout ça suffisait à réduire à néant la possibilité de garder un calme quelconque. — You have absolutely no idea. You don't know why she left or how it was between us when she did it. She can't have just run away like that, without a good reason. Il avait refait l'histoire tellement souvent dans son esprit, s'était figuré tous les scénarios qui lui semblaient plausibles, et connaissant Aster rien ne justifiait un départ de la sorte sans bonne raison derrière. Elle n'était pas comme ça, pas de celles qui se réveillent un matin et décident sur un coup de tête de tout abandonner pour s'enfuir. Pas elle. — Then if you knew, why doesn't it matter to you that I have found a way to put an end to it ?! Come on, you're so blinded by that Up and Down stupid war that you can't admit it's not all black and white ! We're not the good guys, they aren't the bad ones, for fuck's sake. Il fronça les sourcils, sentant le peu de calme qui lui restait lui échapper à chaque nouveau battement de cœur. Amber s'était toujours retenu de faire quelconque commentaire sur la guerre et les combats. Ça n'était pas son cheval de bataille, pas quand il avait passé le plus clair de son temps dans les laboratoires de recherche des Herne plutôt qu'au front. Mais ce soir, c'était trop. — Open your eyes, Oney ! I can't believe you've been brainwashed enough to be so Manichean about that. C'était tellement tranché que c'en devenait caricatural, et Oney n'était pourtant pas un idiot. Cependant, il agissait malgré tout comme tel en l'instant. Les poings d'Amber se resserrèrent, rendant plus difficile la canalisation chronique de la magie blanche via ses tatouages. It's all just a fucking mess. — If all you can do right now is trying to hurt me, then we're done for tonight. I won't keep going on that kind of conversation with you. D'un mouvement rapide, il attrapa sa veste et abandonna derrière lui la cigarette qu'il n'avait pas fini de fumer, pour tenter de s'éloigner d'Oney avant d'attendre un point de non-retour.

Contrairement à ce que beaucoup de monde pouvait dire, mener une guerre n'avait rien de personnel. L'homme s'effaçait pour devenir un soldat, le soldat devenait une arme que maniait la main qu'était son état ou ses dirigeants. Sur le terrain, Oney avait vu les corps de ses camarades tomber, des murs s'écrouler, des civils se trouver sur la trajectoire d'une balle qui ne leur était pas destinée. Il avait senti l'odeur âcre du sang dans ses narines, son goût métallique sur sa langue, et sa chaleur écarlate tacher ses mains et son visage. Pourtant, Oney avait toujours su rester calme lors des conflits. Trop fatigué pour rêver ou cauchemarder, il avait grappillé les heures de sommeil par ci par là, les passant dans le noir complet qu'était devenu son esprit. Quand son cœur cognait contre sa cage thoracique et battait dans ses tempes, c'était l'effort qui le malmenait et pas la colère ou la peur. Derrière sa carapace d'acier, Oney était efficace. C'était le seul moyen qu'il connaissait, et un moyen qui avait fonctionné pendant de longues années. Cependant, cette ruelle n'était pas un champ de bataille même si elle en avait les allures. Il manquait le sang. Il manquait l'odeur de la poudre. Il manquait les sanglots et les appels à l'aide. Le seul cadavre qui se trouvait entre son meilleur ami et lui étaient les cendres d'une amitié qui n'était finalement pas cousue de fils de diamants, tout au plus de fils d'or. Il n'y avait pas d'armure en acier cette fois et ce n'était pas l'effort qui emballait son cœur. C'était la peine. Une peine brusque qui chassa la colère comme le vent lors des tempêtes. Elle amena avec elle la morsure glaciale de la culpabilité en voyant Amber lui tourner le dos et le fuir. Le fuir, lui. « What good reason could she have for leaving you ? » demanda-t-il d'une voix qui lui paru trop faible, à peine plus qu'un murmure. « How could she abandon you when she was lucky enough to have you ? » répéta-t-il d'un ton plus fort cette fois. Il avala la distance qui les séparait, poussant sur ses jambes pour rattraper son ami. Rapidement, il attrapa son bras pour le faire se retourner. « Amber... » souffla-t-il en sentant sa gorge se nouer. Comment avait-il pu être assez idiot pour le blesser ? Pourquoi avait-il continué à déverser sa colère, encore et encore, au point de faire fuir l'être qu'il aimait le plus sur cette terre ? Oney resserra sa main sur le bras d'Amber, sans pour autant faire preuve de la moindre violence. « I love you. I always have. » Un bloc de glace semblait être tombé dans son estomac mais Oney ne chercha pas à se dérober. Pas cette fois. « All I've ever wanted is for you to be happy. Are you now ? Tell me that you are and I will back off. » Le lâchant enfin, Oney recula d'un pas. Il ne savait plus quoi faire de ses mains, avait l'impression que la paume de celle qui tenait le bras d'Amber un instant plus tôt était en feu. L'homme croisa les yeux de son ami, s'y appuyant de tout son poids. « Hit me, yell at me, do what you want but don't turn your back on me. Please. Everything but not that. »

Est-ce qu'il allait vraiment devoir faire ça ? Être obligé de faire un choix entre la personne qui le connaissait le mieux sur cette planète, en qui il avait le plus confiance et avec qui il s'imaginait sans mal évoluer jusqu'à vieillir à ses côtés, ou la femme qu'il aimait comme il n'avait jamais aimé personne auparavant, ni après son départ ? Amber détestait chaque parcelle de cette idée, mais l'alcool et la colère, le tout mêlé à une déception profonde face à cette réaction – et ce, même s'il ne connaissait que trop bien l'avis d'Oney sur la situation, sur sa relation avec Aster, sur son départ il y a cinq ans – paraissaient fausser sa perception des choses. Il voulait le meilleur des deux mondes : retrouver la femme qui avait su lui donner plus qu'il n'aurait cru pouvoir recevoir au cours de toute une existence, tout en gardant près de lui cet ami si cher à son cœur qu'il ne parvenait à imaginer la tableau de son existence sans son visage à ses côtés. Aster ne s'y serait pas opposée. Elle n'avait jamais omis la moindre idée allant à l'encontre de son amitié envers Oney, parce qu'elle ne savait que trop bien ce que le soldat représentait pour Amber. Ils étaient un tout à eux deux. Des âmes sœurs amicales – mais l'étaient-ils encore, après ce baiser volé et cette dispute éclatée ? –, comme liées par les hanches malgré les différences de parcours, d'histoire, d'ambition. Rien ne paraissait les rapprocher et pourtant rien ne semblait en mesure de les séparer non plus. Jusqu'à ce soir. Amber lui avait fait part de cette impression qu'il avait eu de pouvoir se rapprocher d'un bonheur dont on l'avait privé. Oney avait tenté de l'écraser du bout de ses combat boots et cette vérité restait bloquée dans la gorge du jeune Vale. Il entendit ses questions et, l'espace de plusieurs secondes, elles semblèrent résonner dans son esprit jusque dans le creux de sa poitrine. Les bonnes raisons de son départ ? C'est justement ce qu'il voulait savoir. Comment elle avait pu l'abandonner ? Celle-ci le taraudait depuis plus de cinq ans sans qu'il ne parvienne à y répondre autrement que par : she probably had the best reason to do that. Raccroché à un espoir qu'il espérait ne pas être vain, Amber avait tenté de se tenir la tête hors de l'eau pendant tout ce temps, pour que finalement Oney l'enfonce de ses deux mains sous la surface. Ses doigts autour de son bras suffirent à le faire se retourner, les sourcils froncés mais le regard plus triste que réellement en colère. — What now ? Are you gonna repeat again and again why you hate that idea ? Il se retint de déglutir, se contenta d'inspirer et expirer profondément. Amber savait que rien n'était destiné à être facile. Son existence entière s'était vouée à le lui prouver. Mais il n'avait jamais, ô grand jamais imaginé que les difficultés puissent venir de son meilleur ami. Pas comme ça. Ses yeux se baissèrent vers la main d'Oney autour de son bras, il pinça les lèvres. I love you. I always have. Il remonta vers son visage, le détailla, incapable de dire quoi que ce soit sur l'instant. Puis finalement, il soupira. — I used to be when I was with her. Why do you think I want to get her back so bad ? Il était mentalement épuisé par cette dispute, à laquelle il ne s'attendait pas. En sentant les doigts d'Oney relâcher leur pression, il ne sut pas si c'était une bonne ou une mauvaise chose. Si ça annonçait un armistice, ou autre chose. — Then try to understand. Stop judging. Support me. Il le fixa de la même façon qu'Oney le faisait, les yeux rivés droit dans les siens, guettant une échappatoire au conflit.

Qu'Amber puisse un jour lui échapper avait toujours été une possibilité dans le crâne de Shaugnessy. Il allait évoluer et s'éloigner, trouver quelqu'un ou laisser le droit aux marieuses de trouver celle qui passerait une bague à son doigt ; ils finiraient par avoir des enfants et Oney serait le parrain sympathique qui passe un weekend par mois, les bras chargés de cadeaux et sa bonne humeur en étendard. Oney avait toujours accepté cette possibilité quand, adolescent, il avait compris que les sentiments qu'il éprouvait pour son meilleur ami ne dépasseraient jamais l'ordre du fantasme et du rêve. Si son amour pour son meilleur ami était quelque chose de concret, de solide, la réciprocité était une illusion dans laquelle le soldat ne s'était jamais laissé prendre. Rêver d'un amour partagé était comme mettre les pieds dans des sables mouvants. Les grains étaient faits de peines et d'espoirs et doucement, on se sentait happé par le fond, on glissait invariablement jusqu'à ce qu'ils obstruent la gorge et remplissent les poumons. On finissait par s'étouffer et se noyer dans ses propres chimères. De plus, l'amour que portait Oney pour Amber avait des allures d'inconditionnel. Il aurait joué le rôle du témoin un sourire sincère aux lèvres, aurait répondu présent quand sa future femme l'aurait appelé en demandant n'importe quel service … La jalousie ne secouait pas son cœur, Oney était préparé. A tout, sauf à Aster. Sauf à une femme dont les origines étaient liées au Bas. Sauf à une femme qui avait brisé le cœur d'Amber et continuait de danser sur les morceaux des années plus tard, quelque part dans un monde qu'Oney n'aimait pas, craignait et avait combattu. Il s'en voulait, pourtant. Les fois où Oney avait haussé le ton face à Amber pouvaient se compter sur les doigts d'une main, ou même sur une seule et unique phalange. Face à son regard, il se sentait petit et honteux mais se savait incapable de faire marche arrière, de remonter le temps comme d'autres auraient tourné un sablier. Il n'existait pas de sygil pour ça, et Oney n'avait de toute façon jamais été doué avec la magie. « I can't and will not understand, I'm sorry. » son ton s'était calmé, ses mains comme sa mâchoire s'étaient décrispés, absentes de colère. Sa gorge, elle, le brûlait toujours. « But I will support you... if that's what you need. I promised you I will always be here for you. Don't ask for more. » Il laissa entendre un soupir, se décalant de quelques pas pour poser son dos contre le mur. La tête lui tournait et il avait l'impression que son cœur était remonté jusque dans ses tempes pour y jouer du tambour. « Where is she ? How did you find her ? »