invisible machinery (a/i)

Doucement, ses lèvres s'étirèrent tandis qu'il levait la tête vers le ciel. Les nuages sombres menaçaient au dessus de lui, attendant de se déverser sur le haut de son crâne, mais il n'en avait pas peur. Le tonnerre grondait en arrière-plan, les éclairs étaient prêts à poindre et à le frapper; cependant, il refusait de s'enfuir, de se mettre à l'abri des gouttes qui tombaient déjà: il affronterait le mauvais temps comme il bravait sa propre existence - heads on and with a wicked smile on his lips. Tout dans cet arrangement lui semblait irréel. La météo, la noirceur des rues, les lampadaires à la lumière vacillante. La lourdeur d'une température capricieuse, en ce mois de Mai, où personne ne s'attendait à un tel climat.

Ses pas foulaient les pavés, incertain vraiment de sa destination du soir. What's even the point? I just want to feel free for a second. Lorsqu'il avait besoin de respirer, il s'échappait des griffes de ses gardes du corps. Il n'avait qu'à trouver une distraction; déclencher un conflit - une de ses spécialités - et les laisser gérer était sa plus fine stratégie. Il se délectait d'entendre Teddy râler, ou encore, de voir Jackson user de sa force surhumaine pour protéger les fragiles os de l'enfant terrible des Seong. C'était le moment parfait pour s'éclipser: se glisser dans la rixe, faire croire à son opposant qu'il pourrait se saisir de lui et finalement, à la dernière seconde, se glisser entre les poings de Jackson et l'assaillant. Teddy ne pourrait jamais le rattraper seul - le pauvre souffrait encore d'une cheville mal en point, pense-bête d'une bagarre perdante. Iz le savait. Il voyait les opportunités et les saisissait.

Alors, seul, dans la rue de son quartier, se pensant surhumain et surtout intouchable, il marchait, laissant la pluie tremper son pull. Il ne vit pas la menace, ni ne remarqua pas les deux hommes qui l'avaient repérés dès le premier coin de rue. Ses yeux ne se fixaient pas sur les potentiels obstacles, mais bien sur les lumières et néons qui illuminaient la rue, se reflétant dans les petits mares d'eau qui s'accumulaient. Comme un gamin, il eut envie de s'y perdre, de sauter dedans, de rire à pleine gorge, d'une insouciance insoupçonnée, simple inconscient d'un danger immédiat qui lui tomberait assez vite sur le coin du crâne. Il continua son chemin, ignorant son pull ruisselant, la laine qui s'alourdissait de secondes en secondes, appuyant sur sa peau frigorifiée.

Au détour d'une ruelle, comme une brebis égarée dans un quartier qu'il connaissait comme sa poche, il se fit surprendre et tirer de sa rêverie. Les deux brutes épaisses l'encerclèrent sans qu'il ne puisse se défendre, ni riposter, le poussant contre l'un des murs de briques. Légèrement sonné par le choc, il mit quelques longues secondes à réaliser ce qui se passait avant de se débattre. - Get off me, you freaks! fut le cri féroce qui s'échappa de ses lèvres, alors qu'il les repoussait, un à un, se sentant pris au piège, questionnant ses choix de vie, se demandant s'il rentrerait en un seul morceau ce soir.

invisible machinery — @iseul seong
i know, i know the sirens sound
just before the walls come down
pain is a well-intentioned weatherman
predicting god as best he can
but god, i want to feel again.

La soirée s'annonçait calme et, au vu de ce qui l'attendait le lendemain, c'était ainsi qu'Andreas voulait qu'elle continue. Mais ne savait-il donc pas qu'en exprimant à voix haute ou non un tel désir, c'était là la meilleure façon de faire qu'il ne se réalise pas ? Sa semaine avait été chargée à ne plus pouvoir en respirer certains soirs. Entre les paris à prendre, les comptes à faire, les Willowisp qui avaient eu un nouveau coup en tête et l'avaient, par conséquent, poussé à passer une bonne partie de sa nuit à boire tant de café que les litres s'étaient amoncelés à en faire taper ses nerfs d'énervement, et les deux nuits de course à assurer, Andreas n'attendait qu'une chose : retrouver le calme relatif de son appartement, les grincements des ressorts de son matelas de récup qui menaceraient de s'enfoncer dans sa chair, et dormir jusqu'à ce que le soleil lui-même ne vienne le tirer d'un sommeil qu'il espérait de plomb et réparateur. Demain matin, à la première heure, Arrei lui amènerait Rhaenys, et son quatrième job débuterait alors : celui d'un père, qu'il tentait d'assumer de la meilleure des façons malgré les erreurs qu'il pouvait parfois commettre. Au moins s'éviterait-il une énième rencontre maladroite et pesante avec les Czerny en la laissant venir plutôt qu'en allant chercher la petite lui-même, se dit-il, enfilant sa veste et la capuche de son hoodie pour sortir de chez lui.
Qu'importaient les premières semaines de mai qui s'écoulaient : New York baignait sous la pluie depuis plusieurs jours et le fond de l'air était si frais qu'il frissonna malgré les couches de vêtements qu'il portait. Un regard à gauche puis à droite, Andreas traversa la rue, grognant en sentant son pied s'enfoncer dans un nid-de-poule rempli d'eau. Secouant sa jambe pour tenter de l'essorer un peu de la sorte, il pesta contre la rue, contre le gouvernement du Bas qui ne semblait voir aucun intérêt dans le fait de faire réparer ses routes, contre la pluie qui n'avait de cesse de s'écouler sur les façades des immeubles brutalistes, lui laissant l'impression amère d'être dans une prison constante quand bien même il n'avait jamais rien fait pour se faire attraper. Il s'était parfois surpris, pour toutes ces raisons, à rêver d'une vie au Haut. Syriusz y était arrivé, après tout, mais Andreas était bien obligé de se rendre à l'évidence : rien en lui ne lui permettait de passer la Ligne sans risquer de se faire renvoyer au Bas. Aucun talent particulier, un physique d'enfant mal dégrossi, et autant de justifications pour ne pas qu'il puisse se faire passer pour un acteur, un chanteur ou un gladiateur. Et puis, finalement, c'était ici qu'il construisait sa vie. Que sa fille vivait, son frère, ses amis. Oubliant les dérives d'un esprit en mal de nouveautés, il s'immisça dans le premier seven eleven qu'il vit et chercha du regard les cigarettes, ne se doutant pas que d'ici quelques minutes, une nouveauté d'un autre genre ferait irruption dans son existence.

À peine sorti du local, il coinça une cigarette entre ses lèvres, fit rouler la pierre de son briquet acheté au passage, et laissa la flamme vacillante sous le poids de la pluie réchauffer le bout de son nez. Une grande inspiration laissa la fumée se répandre dans ses poumons et, entendant au loin la voix réprobatrice d'un aîné qui faisait pourtant la même chose, il sentit un sourire triste se dessiner au détour de sa bouche. Jasper lui manquait chaque jour. Adley aussi. L'un était mort, l'autre avait décidé de ne plus revenir dans la vie d'Andreas qui, seul, last one standing, se demandait souvent s'ils pensaient à lui comme il pensait à eux, de là où ils étaient, tous. La cigarette consumée de moitié et l'esprit perdu dans ses propres méandres, c'est par un cri qu'il fut ramener à la réalité. Andy Bok fronça ses sourcils épais et droits, tourna la tête pour rechercher la provenance du cri – suffisamment proche pour qu'il ne soit pas couvert par le brouhaha de la pluie sur les rares taules qu'il restait encore dans les rues du Bas –, et se figura que, finalement, sa soirée ne serait pas aussi calme qu'il l'aurait espéré – première désillusion. Écrasant le bout de sa cigarette entre ses doigts, le visage secoué d'une grimace à la douleur piquante de la brûlure, il cala la moitié restante derrière son oreille et souffla sa fumée d'un trait rapide et fin avant de s'avancer vers la source du bruit ; il ne lui avait finalement fallu que quelques secondes pour apercevoir trois silhouettes, dont une bloquée par les deux autres. Andreas secoua la tête, se rapprochant des inconnus et sortant ses mains de la poche ventrale de son hoodie. — Hey ! Un halo rouge entoura ses mains et, d'un geste du bras qu'il voulut trop rapide pour pouvoir être intercepté, il parvint à propulser en arrière les deux hommes qui s'en prenaient au troisième – ses années à Rivertry auront au moins eu cet avantage de lui permettre de venir en aide à quelqu'un, alors. D'un nouveau geste de la main, il repoussa les deux hommes sur trois, peut-être quatre mètres et arqua un sourcil vers eux ; leur manque de réplique lui laissa entendre qu'ils n'étaient probablement pas les meilleurs mages du Bas. — I can do more than just pushing you away, do you wanna try ? Des protestations s'élevèrent de la part des deux individus et, alors qu'un nouveau halo entoura ses mains, Andreas les vit se relever pour foncer vers lui. Eh merde. Il envoya deux autres boules d'énergie pure vers eux mais, cette fois, l'un des deux fut en mesure de les éviter. — Fuck it, il souffla entre ses dents, attrapant le poignet de la personne toujours collée au mur, et commença à courir à travers les flaques aussi vite qu'il pouvait le faire pour atteindre un cul-de-sac, certes, mais plongé dans l'obscurité, qui suffit pour les dissimuler à la vue de l'assaillant. Essoufflé, Andreas porta sa main à son oreille et grogna en sentant que la cigarette avait dû glisser durant la course impromptue. — Shit. Secouant la tête, il attrapa son téléphone dans sa poche – lui toujours en place – et, activant son flash, tourna l'appareil vers la personne à ses côtés. Ses sourcils se froncèrent et, une grimace sur le visage, il contempla le visage du Seong face à lui. — Seriously ? You? Sans plus de cérémonie, il grogna : — I should've let them do their shit.

Un chevalier servant surgit de l'obscurité, sauvant Iseul d'un trépas immédiat. Fermant les yeux, priant pour qu'ils n'en finissent aussi vite qu'ils ne le pouvaient, Iseul Seong ne le reconnut pas tout de suite. La scène allait si rapidement devant ses iris écarquillés, repoussant de coups de pieds bien placés les voyous qui pensaient pouvoir s'en prendre à un Seong sans conséquence. Teddy et Jackson pouvaient bien être encore au club - Iz comptait bien sur sa férocité légendaire pour s'en sortir. Mais le preux gentleman qui s'évertuait à les faire fuir, lui, méritait toutes les médailles du globe, l'empêchant ainsi d'abîmer une manicure récente, qui aurait été honteux d'ébrécher. Surtout, le Seong se ravissait à l'idée de ne pas fournir un seul effort, rien que dans son propre sauvetage.

Le rythme erratique de son cœur résonna dans sa poitrine jusque dans ses tempes. L'adrénaline du moment le fit se sentir plus vivant qu'il ne se l'était senti ces derniers temps. Bercé par une vague de richesse et divertissements se ressemblant, il s'était anesthésié à coup d'illusions, se persuadant que sa situation lui plaisait encore, lorsque tout le contraire était pourtant bien vrai. La voix de son sauveur rebondit contre les briques trempées et le sortit d'une torpeur qu'il n'avait jamais chéri. Il retint sa respiration le temps de quelques secondes, tournant son visage vers son trapu défenseur. Exagérant ses expressions - et adorant, vraiment, la teneur théâtrale de ce moment - le coréen déposa sa main sur son front, remerciant ce bon samaritain de sa force incroyable. - You saved me! il se mit à crier, avant de se faire embarquer dans une course-poursuite qui finit dans une ruelle à l'odeur nauséabonde, à bout de souffle.

Décidemment, ce soir, il était servi.

Il voulait de l'action? Elle lui était amenée sur un plateau d'argent. Il n'avait même pas cherché les embrouilles, elles étaient venues à lui.  Un rebondissement? Et voilà: lorsque le flash du portable passa sur les traits de son protecteur, Iseul Seong fronça le nez. Un Bok? Vraiment? C'était ça, son chevalier servant? Un petit rire ironique s'échappa d'entre ses lèvres en entendant le dit Andreas se plaindre. - I'm glad to see you too, Bok. Ses lèvres s'ourlèrent en une expression semi-irritée, semi-vexée: de quel droit ce leprechaun se permettait-il de regretter son choix? Teddy et Jackson étaient honorés de faire leurs boulots, eux. Ils étaient indemnisés gracieusement, en plus. S'occuper de la sécurité des Seong était une affaire importante. - You could be such a great bodyguard. But you might need to find those lost few centimeters first, you know? il fit remarquer, agitant son doigt autour de ses cheveux. Avait-il eu peur? Peut-être un peu. Mais l'avouer devant Andreas Bok, le grossier individu qui l'avait cherché plusieurs fois déjà? Jamais. Plutôt mourir. - I'm cold, hug me. il soupira, avant de se fondre contre lui, ne lui demandant pas l'autorisation une seule seconde. Son pull était si trempé qu'il pesait une tonne sur ses épaules. Ne sentant aucune réception de son câlin improvisé, il se recula et haussa les épaules, tapant du pied, agacé. - Or don't hug me, fine. Whatever. Il prit quelques secondes à le détailler, de haut en bas. Puis dans un réflexe humain, il tapota ses poches pour chercher son téléphone. - Oh, fucking hell ... Il avait dû le faire tomber lorsqu'Andreas Bok l'avait fait courir un marathon. Il ne manquait plus que ça.

Andreas Bok n'était pas de ceux qui s'amusaient à exposer chaque pan de leur vie à la face d'un monde dont ils n'avaient finalement que faire. Mais parmi les détails connus de tout à chacun à son sujet se trouvaient probablement deux choses en tête de liste : c'était un Bok, orphelin qui plus est, et il possédait une amère aversion envers la famille régnante de son propre clan. Celle-là même qui, pendant la guerre, n'avait vu qu'une énième opportunité de se faire un peu plus de fric qu'ils n'en avaient déjà. Ces deux points étaient essentiels à la compréhension du personnage qu'il était. Son statut soulignait la nécessité d'avoir un peu de reconnaissance, et accentuait les raisons de sa haine envers les Seong et leurs façons de faire – et chacun des membres de cette famille qu'il voudrait voir croupir sous les ruines de son empire, un beau jour ; il était même prêt à mettre la main à la pâte pour voir un tel dessein se réaliser. Sauver l'un d'entre eux, et qui plus est le plus insupportable qu'il lui ait été donné de croiser, ne faisait pas partie de la ligne de conduite qu'il souhaitait adopter. Andreas Bok n'avait pour lui, pour eux, pas la moindre considération, et s'il avait pu voir le visage de cette victime en mal d'aide avant de lui sauver la mise, sans doute aurait-il préféré laisser la scène derrière lui, ou y assister avec une étincelle d'amusement dans le regard ; là, sa soirée aurait pris un bien meilleur tournant à son goût. À la place, il se retrouvait coincé avec lui, dans une ruelle à l'odeur bien plus nauséabonde maintenant qu'il avait mis nom et visage sur le poids qu'il avait tiré avec lui dans sa course effrénée.
Ses yeux roulèrent si fort qu'il en eut presque mal. Tâtonnant ses poches pour s'assurer qu'il n'avait rien perdu d'autre que sa cigarette à moitié consumée, il serra les dents un instant pour ne pas reclaquer à la figure du Seong tout ce qu'il pouvait bien avoir en tête à lui dire. Son frère lui avait bien trop souvent rappelé de ne pas faire de vagues quand il n'était pas pleinement sûr de se sortir gagnant d'une situation et, aussi frustrant le constat pouvait-il être, il eut bien à admettre qu'il n'était, en l'instant, pas dans le cas de réussir à mener à bien ce qu'il pourrait vouloir faire. Pendant ce temps, la pluie continuait de tremper ses cheveux et son visage, de traverser les mailles de son hoodie au point de le faire frissonner. Les commentaires de l'homme non loin de lui ne l'aidaient pas à porter un regard plus calme sur la situation qu'il vivait. Le fusillant du regard au commentaire sur sa taille, Andreas serra les mâchoires, faisant grincer ses dents, et secoua un peu la tête. — A bodyguard ? For you ? I'd rather choke or drown in the river, thank you very much. Des discours remplis de sagesse auraient pu souffler à Iseul Seong que les quelques centimètres qu'il semblait juger manquants chez Andy se trouvaient dans la grandeur de son âme, quand la sienne n'avait pas l'air de dépasser la taille d'un simple pois chiche. Le principal intéressé, lui, aurait pu sortir une remarque bien plus graveleuse à son vis-à-vis, mais il n'en valait tout bonnement pas la peine. À la place, il n'avait qu'une idée en tête : s'éloigner de lui, et regagner le calme de son appartement où personne ne serait en mesure de venir lui casser les pieds – quand bien même il s'attendait à une visite surprise de la part de Faye, tôt ou tard. Se rapprochant à pas de loup du coin du bâtiment pour observer la rue et si les deux hommes étaient toujours dans le coin, Andreas écarquilla les yeux en sentant une présence contre son corps, encore plus en entendant la voix du Seong remonter à ses oreilles. Fronçant les sourcils, il tourna la tête vers lui, sa main s'illumina sous l'accumulation de magie rouge. — What I did to them was just a really small amount of my skills. Don't you dare touching me or you'll get the next level. Ses deux ans à Rivertry avaient su forger le mage autant que l'homme. À travers la discipline inculquée par Ango en dehors de ses cours et les multiples entraînements auxquels il se consacrait corps et âme dans le but de pouvoir protéger les siens et se protéger lui-même, il était devenu plus puissant, plus en mesure de contrôler sa magie et de la diriger de la façon dont il pourrait le vouloir. Iseul Seong serait un bon moyen de démontrer l'étendue de ses capacités. Il le regarda s'éloigner, secoua la tête et replaça sa capuche sur son crâne. — You're not my problem anymore. Sans plus de cérémonie, et voyant que la voie était libre, Andreas se dirigea vers la rue principale dans l'espoir de pouvoir rentrer chez lui.

Il ne se défaisait pas de la sensation qui l’avait envahie la première fois où leurs regards s’étaient attirés, combattus et consumés. La désagréable impression qu’Andreas Bok ne serait pas qu’un simple opposant à la langue bien pendue, mais bien plus, sans qu’Iseul n’ait rien demandé à l’univers, que peut-être un signe qu’il pourrait, un jour, envisager une vie autre que celle qu’il menait ces jours-ci – cette infame sensation lui collait à la peau, l’empêchant de penser correctement. A la fatigue se mêlait la lassitude et la morosité : les journées se ressemblaient, les soirées aussi et les visages qu’ils croisaient étaient tous les mêmes, noyés dans une mer d’anonymité ; intéressés, à l’aguet d’une opportunité de se lier avec un Seong et de profiter par proxy des richesses accumulées de la famille qui se faisait remarquer dans leur étrange monde, voilà à quoi ressemblait les soudaines nouvelles connaissances d’Iseul. Il ne s’était jamais fait d’illusions ; la prospérité dont ils bénéficiaient lui apporterait plus d’ennemis que d’amis et visiblement, Andreas Bok faisait parti de la première catégorie. Ses yeux trahissaient son ressenti, chose dont il ne s’étonnait pas. L’animosité ambiante lui donnait des frissons, sous son pull trempé. Tout autant farouche et rustre qu’il paraissait, Andreas restait pourtant l’homme qui avait fait fuir ses agresseurs. Mais ^piqué dans une estime de soi vive et brûlante, le Seong n’en démordit pas : le dernier mot ne lui serait pas laissé. Même sous les menaces de ses doigts rougeoyants, sur lesquels il déposa ses yeux en amande, Iseul ne tressaillit pas une seule seconde. Son sourire resta gravé sur la commissure de sa bouche et pris d’un soupir las, il chassa de son front les cheveux qui s’y collaient alors que la pluie continuait à s’abattre sur eux.

- Oh I’m sure you’ve got a lot of skills. L’accent fut mis sur le dernier de ses mots et il inspira, avant de reprendre : il le sentait déjà filé entre ses doigts et cela, il se refusait de l’admettre. Pourtant, il n’aurait pas dû s’y opposer. Andreas n’était pas de son monde, ils ne fréquentaient pas la même foule et ils n’arriveraient sûrement jamais à s’entendre – qu’importe, Iz voulut se raccrocher à lui, à ses yeux qu’il avait trouvé si captivants, à son visage pourpre d’une colère qui était légitime, à ses réticences et à ses mots durs comme de la pierre. Le comportement du Seong ne plaisait qu’à peu et son impertinence était souvent prise pour un égo surdimensionné ; ils se trompaient tous, car personne n’avait pu vraiment découvrir à quoi ressemblait l’intérieur d’Iseul Seong. You’re not my problem anymore. Les gouttes glaciales qui tombaient encore sur ses épaules n’étaient rien face au seau d’eau qu’il reçut ; écorné et blessé par tant d’insensibilité – allait-il vraiment le laisser là, sous la pluie, sans défense, alors que les voyous erraient encore dans le quartier ? - Iseul tapa du pied, comme l’enfant encore incorrigible qu’il était, en signe de protestation. - Oh yeah, sure, abandon me here to die, Bok ! Sa voix partit dans les aïgues et il croisa ses bras sur sa poitrine, poussant un petit cri de frustration, un sentiment qu’il ne vivait pas tous les jours. - Why would you even save me and then leave me here ? That’s nonsense. il grogna en regardant le ciel, priant que la pluie ne cesse un jour. Qu’allait-il faire maintenant, sans portable ? Marcher jusqu’à ce que ses fameux gardes du corps ne se rendent compte qu’ils aient perdus leur patron ? Ils devaient déjà être à sa recherche. Et il avait beau connaître le Bas comme sa poche, dans la nuit noire, il avait encore du mal à distinguer où il se trouvait exactement. - Can you at least lend me your phone ?! il hurla vers Andreas, pour qu’il se retourne, pour qu’il ne l’aide une dernière fois. - Andreas ! il rugit, en se lançant à sa poursuite, à grandes enjambées. - Where the hell are you going ? Le plus loin possible de lui, apparemment.

C'était un Seong : premier problème. Si Andreas ne les avait jamais aimés, la Guerre des Corbeaux n'avait fait qu'empirer un avis déjà largement négatif à leur propos. Leur façon de faire avait mis dans une situation difficile la plupart des gens du Bas, incapables de payer de quoi se nourrir à quelqu'un d'autre qu'eux, qui ne trouvaient rien de mieux que de faire gonfler les prix. Un capitalisme égoïste et étouffant, cherchant à asséner le coup de grâce à ceux qui ne tenaient qu'à genoux. Allouvir un peuple pour le mettre à ses pieds, en période de guerre, n'aidait pas à vaincre les combats ; au fond de lui, Andreas était persuadé que la difficulté à trouver de quoi manger et boire avait pu jouer sur la perte de son grand frère, la dissolution de sa famille, la solitude marquante qu'il ressentait les soirs où il ne la choisissait pas. Mais il n'y avait pas que ça. Iseul Seong dégageait quelque chose qui lui donnait envie de se méfier encore plus. Gut feeling alourdi par un quelque chose qu'il refusait de voir et encore plus de se l'admettre, il ne voyait d'autres solutions pour retrouver sa paix et se défaire de ces sensations dérangeantes que de mettre le plus de distance possible entre lui et cet autre qui ne lui ressemblait en rien : de leur naissance à leur façon d'être, ils ne pouvaient se targuer d'aucun point commun, et Andreas Bok était incapable de savoir si c'était quelque chose dont il devait se satisfaire ou s'inquiéter, tant ce semblant d'homme, ce gamin dans un corps d'adulte, semblait avoir la faculté de gravité autour de son monde. Ce qu'il faisait dans des rues qui ne voulait pas de lui ? Andreas se foutait bien de le savoir. Tout ce qu'il voulait, s'était le voir déguerpir de sa vision le plus rapidement possible, mais son plan semblait compromis d'avance.
Il ne l'écoutait plus ; ça n'en valait pas la peine. Tout ce qu'il entendait de sa bouche était un ramassis de conneries mêlé à un « blah-blah-blah » constant et terriblement ennuyant – s'autopersuader que le son de sa voix lui tapait sur le système aidait à y croire à force de répétitions. Le caprice d'Iseul s'étouffa sous la pluie et la distance qu'il s'affairait à mettre entre eux ; il n'entendit plus que de vagues protestations beaucoup trop dramatiques, se souffla à lui-même que ce ne serait pas la plus grande perte du Bas s'il venait effectivement à périr dans son périple, et se contentant d'enfoncer ses mains dans ses poches pour reprendre la direction de son immeuble, maintenant qu'il avait ses clopes et possédait toujours son briquet. Sa bonne action était faite, quand bien même les dieux eux-mêmes pouvaient remettre en cause la bonté de son choix – mais probablement seraient-ils du côté des riches, eux aussi, sinon ils n'auraient laissé de telles choses arriver ces dernières années au peuple du Bas de la Ligne. Son hurlement lui parvint et Andreas ne se retourna pas. Comme il l'avait dit : Iseul Seong n'était plus son problème, ou du moins tentait-il de s'en persuader là aussi. Peut-être y avait-il une raison, une logique tordue dans le fait qu'il se surprenait à penser à lui lorsqu'il était seul, qu'il revoyait son regard croiser le sien dans ses pensées lorsqu'il fixait le plafond de sa chambre. Mais la simple idée lui provoqua un frisson bien différent de ceux que la pluie faisait naître et, entendant des bruits de pas claquer dans les flaques derrière lui, il soupira bruyamment. — I'm pretty sure that even you isn't stupid enough not to get the hint : if I knew, at first, it was you, I wouldn't have save your ass tonight. So just fucking leave me alone. Disait-il seulement vrai ? Même dans le lycée des bas quartiers, on leur enseignait la philosophie, et s'il n'avait pas retenu grand-chose de ces cours, une phrase, une idée avait marqué son esprit : you never know how you would react in front of your ennemy's despair before you're actually in front of it. Il soupira. — I've already saved you once tonight, now it's your chore to survive until someone who actually cares about you find you here. D'un mouvement de doigt, il lui intima de ne plus le suivre. Il ne montrait jamais assez d'humanité pour parvenir à le faire flancher. — Just pray to be able to find one before someone with less scruples that I have realizes you're around here. Il esquissa, pour la première fois depuis leur rencontre, un petit sourire. Andreas se sentait en situation de force, dominante face à celle d'Iseul. Pour une fois, les Seong ne tenaient pas l'avantage, et c'en était presque jouissif.

- Yeah, okay, I get it, you hate me -- il soupira d'une façon purement dramatique. C'était un fait: peu de personnes l'appréciaient et le Bok s'ajoutait à la longue liste d'hommes et femmes qu'il s'était mis à dos, de toutes manières possibles et imaginables. - Get a ticket, Bok, Iseul déplora, ne prenant que le temps de rouler des yeux. Un large frisson finit de l'agacer, quand, en plus, Andreas semblait se moquer de sa possible survie dans les ruelles du Bas. It's your chore to survive until someone who actually cares about you find you here Ses yeux transpercèrent le torse de son compagnon de fortune (s'il pouvait être appelé ainsi). - Really? Because you don't ? How surprising ! Ses talents d'acteur prirent le pas sur sa mauvaise humeur grandissante. Si jusque là il s'était montré plus ou moins cordial, cet Andreas commençait vraiment à lui courir sur le haricot. Alors, il ne manqua pas de désobéir au geste exaspérant lui intimant de rester dans cette ruelle pourrie, sans aide, sans moyen de communication. Il s'avança vers Andreas, déterminé à ne pas se laisser abandonner. Peu importait s'ils devaient en venir aux mains, si? - Breaking news ! Andreas Bok has scruples ! Wow! il s'exclama, se débattant avec son pullover gelé qu'il arracha en tentant de l'enlever.

La rage bouillonnait dans un creux de son ventre, si fort qu'il se demanda un instant s'il n'en viendrait pas à gifler Andreas. Tandis qu'il jetait son pullover à terre, se retrouvant torse nu dans la ruelle, Iseul se mit à s'écrier: - Iseul Seong for your pleasure ! COME AND GET ME, YOU FUCKERS ! à tue tête, sûrement par pure provocation, cherchant à rameuter le quartier (et en priant très fort, que ses gardes du corps, qui devaient être à sa recherche, ne les rejoignent.) Tant pis s'il ramenait aussi la racaille à ses trousses: à l'instant, il était prêt à en découdre avec le monde entier. - You too, what are you even waiting for ? il interpella Andreas, bien conscient qu'il n'avait pas l'avantage. Il suffisait de le regarder pour se rendre compte qu'en plus de la fureur qui l'incarnait, la peur prenait le dessus. Resserrant ses poings, le coréen lança un regard assassin à son prétendu adversaire qui le toisait d'une œillade dédaigneuse. - I don't need you nor anyone to kick some asses, il siffla entre ses dents, vexé qu'il ne daigne lui donner plus d'attention. - If I have to claw my way back home, that's what I'll do. Il récupéra le pull à terre: celui-ci pesait si lourd qu'il se demanda s'il valait le coup de le sauver. - Now, go back to where you came from with your hot snarky smile  ... il grogna, cherchant du regard une issue à son épreuve. Il tenta quelques secondes de chercher des indices: un nom de rue, une boutique désaffectée qu'il pourrait reconnaître. Il dût de rendre compte au bout de quelques instants que le retour à la maison serait long et fastidieux. Sans s'en rendre compte, il s'était perdu dans le labyrinthe des ruelles sordides du Bas. - Just ... l'asiatique grimaça, fatigué de tant de péripéties. - Leave me here to rot, for all I care. I know that's what you all wish for. il protesta, frissonnant de manière extrême, priant que ce cauchemar vivant ne cesse incessamment sous peu.

Andreas fusilla le Seong du regard. Ses manières, ses propos, son être. Tout en lui lui tapait sur le système, donnant corps à des souvenirs encore trop vifs dans son esprit. Iseul Seong n'était pas son unique problème. Si tout en lui tendait les nerfs du fils de Maggie Hayes, c'était avant tout ce qu'il représentait qu'il détestait. Sa famille. Leurs choix, leurs agissements. Ils avaient vécu une vie somme toute agréable pendant la guerre des Corbeaux, se remplissant les poches sur le dos des habitants du Bas, qu'ils fassent partie de leur clan ou non. Andreas, lui, avait payé les pots cassés avec ses proches, dans l'espoir de s'assurer que sa gamine ne manquait de rien quand elle se trouvait chez lui. Alors sa prétention ne passait pas. Son arrogance encore moins. Le sang du bookmaker était chaud, bouillant à travers ses veines et rougissant bientôt le haut de son crâne et le bout de ses oreilles, alors que les jointures de ses phalanges blanchissaient à mesure qu'il resserrait les poings face à ses paroles. Il avait envie de lui en coller une mais, au fond de lui, il savait que s'il commençait il ne s'arrêterait pas avant de voir du sang jaillir de sa mâchoire ou de son nez. Sa rage était telle qu'il ne parvenait plus à la tenir sous silence. — Shut the fuck up, or I'm killing you right here, right now. Sa mâchoire serrée laissa filtrer ses mots alors qu'il ne bougeait qu'à peine les lèvres. Il avait l'air d'un chien montrant les crocs, quand la rage du loup l'habitait.
De ses années de vie au Bas, Andreas avait appris à ne pas être le plus stupide d'une histoire. S'il s'en prenait physiquement à Iseul Seong ce soir, qu'adviendrait-il de lui ? La prison, l'exécution ? Aucune des solutions n'était envisageable quand, dans le tableau, il y avait le visage au sourire édenté de sa fille, ses grands yeux brillants et ses cheveux lui arrivant jusqu'au milieu du dos pour lui rappeler qu'il ne pouvait plus, depuis trois gens, jouer au con comme il avait tant eu l'habitude de le faire. Il se força à desserrer les poings, inspira profondément pour que la lueur rouge autour de ses doigts s'efface enfin. Ses mains cessèrent de briller et Andreas tourna les talons, laissant le Seong beuglait et rameter tout un quartier, capable de se faire un plaisir intense à lui montrer où il avait atterri. Why the hell did I save his ass ? He didn't even care about a fucking 'thank you'. I should've let him get beaten up in that fucking street, he doesn't deserve anything else than that. Sa nuit avait bien commencé. Il n'attendait rien d'autre de sa sortie supposée brève qu'un paquet de cigarettes neuves et, à la rigueur, un briquet pour remplacer celui qu'il n'avait vidé que trop vite. À la place, il avait un boulet accroché à sa cheville, le faisant douter quant au fait de se noyer pour l'emporter avec lui au fond de la rivière. Désormais, il était parti pour ressasser les événements des dernières trente minutes jusqu'à tomber de fatigue, voyant le calme de cette nuit solitaire s'effriter jusqu'à disparaître totalement. Foutu Seong. Andreas ne trouva rien de mieux à faire pour lui et de pire pour l'individu encore trop proche de lui que de s'éloigner. Lui, au moins, connaissait les rues par cœur à force de les cartographier de ses pieds, refaisant inlassablement les mêmes kilomètres depuis qu'il était en mesure de marcher. Lorsqu'il l'entendit l'interpeller, ses yeux roulèrent si fort dans leurs orbites qu'il eut presque mal sous le mouvement, et se retourna finalement pour faire face, un bref demi-tour avant de redresser ses deux majeurs en l'air, bien visible sous le regard mauvais que pouvait arborer le Seong. — Fuck off. Just keep screaming like that, pensa-t-il. Someone will come for your rich, useless ass, and you won't ever bother me again. Clap de fin ? Ah, si seulement.