a solitary place (l/a)

a solitary place — @lucretia mulver
I am afraid of unimportant words,
uttered absentmindedly;
they seem to cut my sense of self
into unrecoverable pieces.
(anne sexton)

Il ne s'était pas demandé une énième fois où il en était et pourquoi il avait pu en arriver à un tel point. La question, comme un poison lent et insidieux, voguait dans son esprit et s'immisçait autour de ses nerfs, tentant de le rendre lentement fou. Et ça fonctionnait. Aysar Shah, trente ans, à qui l'on semblait promettre une vie de réussite, de succès et de grandeur, se cassait pas à pas la figure. Qu'importaient les tentatives d'avancée qu'il faisait, elles finissaient toutes de la même façon : un échec cuisant au goût de sang, de par la violence des rappels prodigués par les Mulver. De son nom, il n'avait gardé que l'ombre de l'échec qu'il rappelait à tout à chacun, oubliant l'aura qui jadis couronnait les têtes des membres d'une famille bien plus catastrophique qu'elle ne voulait le montrer à la face du monde. Les Shah, parias, vivaient depuis la fin de la Guerre ce qu'il ressentait depuis quinze ans et, aussi cynique pouvait-il être en ces instants, Aysar se surprenait parfois à se dire que ça n'était que le juste retour des flammes avec lesquelles ils avaient trop joué.
Ce soir marquait un énième tournant d'une vie sur laquelle il avait l'amère certitude de ne plus avoir de contrôle. De prince à soumis, son père lui avait fait franchir le pas de trop et, depuis quinze ans maintenant, il se retrouvait maintenu à un rang qui n'avait jamais été le sien. Le dernier clou d'une innombrable série s'enfonçait dans le cercueil de ce qu'il aurait pu être alors que, le regard sombre et vide, il jeta un dernier coup d'œil au reflet que lui renvoyait le miroir. Il avait hésité sur le costume à mettre ; celui-ci n'était pas son préféré, et c'était justement pour cette raison que son choix s'était porté dessus. Entièrement noir, la chemise boutonnée jusqu'en haut, les cheveux faussement en bataille et ses mains parées de ses éternelles bagues, ses poignets de ses bracelets qui ne le quittaient jamais – il y avait, parmi eux, un souvenir d'une adolescence plus douce qu'il ne l'aurait cru, tissé par Valeria pendant un après-midi qui n'avait appartenu qu'à eux et qui, désormais, logeait simplement dans leurs souvenirs. Il s'observa une dernière fois et, dans un soupir, se résigna à quitter sa chambre pour rejoindre la voiture qui l'emmènerait jusque Lux.

Poser un regard sur elle lui rappelait à chaque fois qu'il avait perdu sa sœur, sans même comprendre comment une telle chose avait pu arriver. Lux ne ressemblait pas tant à sa jumelle et, pourtant, il ne pouvait s'empêcher de chercher dans ses traits ceux communs à une femme qui s'était retourné contre lui quand ils étaient pourtant censés rester liés à l'autre. Une perte transformée en défaillance dans son propre système, mais qu'il taisait parce qu'Aysar Shah était ainsi. Plus vulnérable qu'il ne l'acceptait, il s'était toujours fait un point d'honneur à ne pas trop en dévoiler sur ses sentiments et autres émotions pour garder une distance avec le reste d'un monde dont il ne voulait pas près de lui. Ce soir ne faisait pas exception à cette règle, fixée il y a bien longtemps dans un coin de son esprit. Réfutant toute mièvrerie que l'on pourrait lui demander de montrer, il se contenta de donner le change sous couvert d'une réservé propre aux Shah, qu'il avait étudiée et développée avec le temps ; entre pudeur et hautainerie, il n'y avait qu'un pas qu'il se plaisait à franchir dans ce genre de situation.
Le bras de Lux mêlé au sien, il n'adressa que des sourires discrets, des signes de têtes polis et ne s'autorisa à parler que lorsqu'il était purement nécessairement de le faire. Une fête pour des fiançailles dont ni l'un ni l'autre n'avait voulu mais où tous les deux devaient se tenir à carreau et prétendre ressentir la plus grande joie à l'idée d'un mariage qui ne faisait que faire grimper un peu plus à chaque seconde une angoisse latente... C'était stupide, mais c'était le protocole auquel il devait se plier avec obéissance à défaut de pouvoir trouver une solution pour se sortir de là, de tout ça, ou que quelqu'un ne la lui offre au travers d'une arme pointée sur lui.
Un soupir lui échappa, discret mais que Lux ne manqua sûrement pas d'entendre, et poliment Aysar lui rendit le libre mouvement de son bras. — I need a cig, comme unique justification, il s'éloigna d'elle après avoir jeté un regard teinté d'amertume à la bague qui ornait son annulaire, poussa la porte de la terrasse à laquelle personne ne semblait prêter attention, et tapota les poches d'un costume qui lui rappelait bien plus sa propre mise en bière que son hypothétique mariage à venir. Récupérant son paquet de cigarettes, il en porta une à ses lèvres et dessina dans les airs devant lui un petit sigil de feu pour invoquer une flamme et pouvoir l'allumer. Tirant dessus, emplissant ses poumons de fumée, il garda les yeux rivés vers la lueur qui vacillait encore devant lui, se perdant bien vite dans ses pensées.

a solitary place — @aysar shah
I am afraid of unimportant words,
uttered absentmindedly;
they seem to cut my sense of self
into unrecoverable pieces.
(anne sexton)
— Are you sure you want to wear black? Est la première chose que sa mère lui dit en la voyant, debout devant son miroir à pied, arrangeant le filet de diamants sur sa poitrine. — Thanks ma, you look great too. rétorque Lucretia, sans lâcher son reflet du regard, vérifiant que tout tombe bien comme il faut. — Yes yes it looks very nice, mija, but are you sure it is appropriate? reprend la mère, visiblement pas décontenancée le moins du monde par le manque d'enthousiasme de sa fille. — I think black is a fitting color for the day. Ce qu’elle pense surtout c’est qu’on peut bien lui laisser le choix de ses tenues à défaut de littéralement toutes autres choses concernant le déroulé de la soirée à venir. — Besides, it goes well with this… Elle s’approche de sa boîte à bijoux, en tire le saphir sombre que l’on a forcé son fiancé à lui offrir. C’est la première fois qu’elle portera cette bague pour plus que quelques minutes et elle a repoussé l’échéance jusqu’à la fin de ses préparatifs, jusqu’à ce que la coiffeuse et le maquilleur soient partis et qu’il ne reste plus que les retouches à faire, juste pour perdre un peu plus de temps. Ce n’est pas qu’elle soit particulièrement laide, au contraire, en dépit de sa simplicité, elle est plutôt plaisante. Lucretia apprécie même que la gemme soit sombre et l’or jaune un peu vieilli. Non, c’est surtout qu’elle est maudite. Aussi maudite que l’engeance Shah qui se l’est transmise à travers les générations. C’est presque sacrilège pour elle de l’enfiler, sa chair se rebelle contre le corps étranger ; la phalange brûle et la gorge se noue.

Un dernier coup d’œil dans le miroir, elle se salue elle-même d’un coup de tête avant d’emboîter le pas à sa mère, tapotant le crâne de Styx et sa sœur Nyx au passage. Sa mère attrape le bras du patriarche au bout du couloir et explique pour la énième fois le déroulement de la soirée, premières fiançailles qu’elle ait eu à organiser vu la mort prématurée de l’aîné et le statut pour le moins compliqué de la jumelle. Un jour viendra son tour malgré tout, sans doute, puis celui d’Odalis. Aucune raison qu'elles y échappent. Lucretia écoute d’une oreille seulement, presque soulagée lorsqu’elle s’engouffre dans la voiture, sans ses parents qui voyageront séparément. Clin d’œil qu’on lui adresse dans le rétroviseur, elle esquisse un sourire en le rendant. Elle veut bien prendre tout le soutient qu’on lui offrira pour se préparer à ce soir.

Asyar a fait un effort pour l’occasion semble-t-il, non ceci dit que son apparence ait jamais vraiment été le problème. Il a opté pour la couleur du deuil lui aussi, à croire qu’ils ne sont peut-être pas si incompatibles que cela. L’effort est conséquent pour ne pas grimacer en attrapant son bras pour mieux déambuler dans la salle de réception. Ils recueillent félicitations et sourires, serrent quelques mains ; Lucretia offre au monde sa plus belle façade, plus travaillée et difficile à maintenir encore que lors de ses prises de parole à la Curie. Il n’est rien censé être plus personnel que des fiançailles, mais la game face est tout aussi de mise que dans sa vie professionnelle. Normal, somme toute, quand ledit engagement n’est que stratégique, politique, un message comme un autre. Et puis, elle ne sait presque plus comment s’en débarrasser de ce masque, quand elle doit depuis des mois déjà le porter quotidiennement. Aysar est moins doué, visiblement, car elle l’entend son soupir si discret soit-il et un vague éclair passe dans ses yeux sombres alors qu’elle s’excuse auprès du couple qui leur présentait leurs vœux. Elle récupère le libre mouvement de son bras au même moment, les lèvres très légèrement pincées. — I need a cig, et déjà il s’éloigne vers la terrasse. Lucretia hésite, se redonne contenance à l’aide d’une flûte de champagne qu'elle attrape sur un plateau passant près d'elle et puis décide de le rejoindre. — You’re supposed to offer me one first, you know? Lance-t-elle en pointant d’un doigt la cigarette entre les lèvres d’Aysar. Les épaules nues, elle frissonne un peu sous la brise nocturne, mais ne se plaint pas, s’adossant au mur, à l’abri des regards des convives, les bras croisés et la flûte en cristal coincée entre deux phalanges. — You could hide it better. How much you hate being here. La mauvaise foi la rend plus critique qu’il ne le mérite, mais peut-être est-ce aussi qu’elle le connaît trop longtemps pour être dupée. De toute façon, elle ne sait pas à quoi ressemblerait même un Aysar heureux. Non qu’elle s’attende à ce qu’il le soit, quand bien même c’est vexant et quand bien même, toute opinion d’elle qu’il pourrait avoir mise à part, il devrait s’estimer heureux de l’avoir à son bras. N’est-elle pas en théorie le meilleur parti du Haut désormais ? Elle pousse un soupir appuyé et tend une paire de doigts entrouverts vers sa cigarette. — Hit me.
Au moins semblent-ils en harmonie dans leur misère.

L'air était frais pour un mois de mai. Les yeux rivés sur la skyline qui se dessinait sous ses pieds, Aysar contempla une ville qui ne dormait plus que d'un œil depuis que la guerre avait fait ses ravages. Il voyait, plus ou moins loin de l'immeuble appartenant aux Mulver, les ruines d'une ville qui n'avaient pas encore eu l'occasion d'être intégralement reconstruite. Un empire qu'il avait connu du bout des doigts, et qu'on lui avait déjà promis sien lorsqu'il était enfant. Il se souvenait encore de ces moments d'affection où son père, aussi rarement fut-il possible de vivre cela, venait le prendre sur ses genoux et les compter une histoire passée, marquée du sceau des Shah. De leur grandeur, de leur puissance. D'une aura politique presque décadente tant elle se faisait forte, régnant sur le Haut avec une fierté hautaine. Il lui avait promis qu'un jour, sans doute, une partie de cette ville serait à lui. Que Vikram deviendrait Stratège, mais que lui, alors petit garçon, obtiendrait la mainmise sur ce qui aurait réussi à séduire son cœur d'enfant. Il nourrissait dans l'esprit du jeune Aysar des rêves qui ne deviendraient jamais réalité, balayés du jour où la décision fut prise de le laisser partir chez les Mulver. Payer une dette qui n'était pas la sienne était une vérité suffisamment lourde à porter, et pourtant la subissait-il d'autant plus ce soir alors qu'un nombre incalculable de silhouettes dont il ne connaissait rien se plaisaient à lui offrir félicitations et autres sourires dont il ne voulait pas. Sous ses pieds, New York ne s'endormait que d'un œil, quand il avait l'impression de vivre un cauchemar doux-amer.
Tirant sur sa cigarette, il recracha la fumée en une ligne droite vers le ciel, s'humectant les lèvres. Les étoiles étaient aux abonnés absents, comme si briller demain trop d'efforts face à un soir de si mauvaise augure. Si Aysar n'avait fondamentalement rien contre Lux, la situation venait gangrener une affection avant même qu'elle ne réussisse à naître. Il soupira, inspirant une nouvelle bouffée de nicotine pour chercher à anesthésier le peu de ce qu'il pouvait ressentir en l'instant. Enfin, au moins, il pouvait mettre un instant de côté sa dignité pour se laisser aller à la triste vérité de son état : Aysar n'allait pas bien, plus bien.
La voix de sa fiancée – ugh – le tira de ses pensées et, jetant un coup d'œil par-dessus son épaule pour observer un bref instant sa silhouette, il pinça légèrement des lèvres. — We're not married yet, are we ? Wait a bit longer before claiming half of what's mine. Sa voix était presque monocorde, marquée d'un accent léger qui laissait à deviner l'apprentissage de langues multiples qu'il avait eu au cours de son enfance ; dans les valeurs de la famille Shah, le fait de ne pas oublier les origines de nos ancêtres pesait un certain poids dans la balance et, a l'instar d'autres principes que l'on avait pu lui inculquer, Aysar avait veillé à le respecter. Sa réaction n'avait rien de bien agréable et s'il n'avait jamais prétendu pouvoir l'être, il avait malgré tout conscience que ça n'était pas la bonne façon d'agir pour lui, pour elle, pour ce eux qu'ils allaient sans doute être amenés à former. Il savait que Lucretia n'en avait pas plus envie que lui. Que derrière cette façade propre, agréable et incontestablement maîtrisée, elle bouillonnait autant que lui, si ce n'était plus, à l'idée de ces fiançailles imposées. La voir porter la couleur du deuil de sa propre liberté en écho à sa propre tenue était un indice suffisamment parlant au goût d'Aysar. Si elle était belle, à n'en pas douter – les filles Mulver étaient, chacune à sa façon, toutes dotées de cette particularité, cette beauté unique à chacune mais qui laissait au monde l'opportunité de savoir en un seul coup d'œil qu'elles étaient sœurs, au-delà des formes de leurs traits –, Lucretia était aussi éteinte. Lorsqu'elle se tenait à côté de lui, il ne voyait plus briller cette étincelle qu'il avait parfois aperçue lors de leurs premières années de cohabitation. Sans ressentir quelconque culpabilité, sachant faire la différence entre ce qui était sa faute et ce qui ne l'était pas, Aysar ne pouvait s'empêcher d'avoir un pincement au cœur lorsqu'il le réalisait de nouveau. S'il cherchait les clefs qui pourraient les libérer ces anneaux en guise de menottes, il ne les avait cependant pas encore en main. — I'm doing my best. Being sent here at fifteen made me miss a few theatre classes, unfortunately. Sadly, I was very promising. Il se retint de rouler les yeux, avant de se redresser avec un nouveau soupir et de se tourner pour lui faire face. Dans la semi-obscurité, tamisée uniquement des lumières provenant de l'intérieur et des lanternes faiblardes accrochées à la rambarde de la terrasse, il prit quelques secondes silencieuses pour la détailler. Peut-être que dans une autre réalité, il aurait pu finir par l'aimer. Arquant un sourcil, il baissa le regard vers ses doigts tendus. — Are you talking about the cigarette, or something else ? Son humour ne la ferait probablement pas rire et Aysar n'était même pas sûr qu'il s'agissait là du but de sa démarche. À la place, tâtonna ses poches, sorti son paquet de cigarettes et le tendit vers elle pour la laisser en prendre une. Il le rangea ensuite et, d'un mouvement de doigt habituel, il dessina un triangle, deux traits et un cercle dont la persistance se traduit via un filet de lumière blanche, avant que n'apparaisse au bout de ses phalanges une petite flamme vacillante. La main offerte à sa promise – quelle ironie –, il la laissa se pencher pour allumer sa cigarette puis fit disparaître la source de chaleur d'un mouvement rapide de la main.
Son regard s'arrêta à nouveau sur elle et il réalisa qu'elle avait froid ; de légers frissons naissaient sur ses épaules et, après un instant d'hésitation à peser le pour et le contre, il soupira et retira la veste de son costume pour la déposer sur ses épaules. — Drop the attitude, Lucretia. You're not happier than I am about this all, and we're just the two of us for now. Il jeta un coup d'œil vers l'intérieur. À les voir se mouvoir, il eut presque l'impression d'entendre les tintements des flûtes de champagne et il se mit à regretter de ne pas en avoir apporté une avec lui. — If we're lucky enough, they'll think about a lovers' getaway for just a few minutes. Un nouveau pincement au cœur marqua sa poitrine, à la pensée d'un visage tout autre que celui qui lui faisait face.

tw: humour noir
Sans surprise, Aysar n'a pas l'air ravi de retrouver sa promise derrière lui. Lucretia pourrait se rassurer et se dire que ce n'est que parce qu'il désire être seul en cet instant précis, ce qui est sans doute vrai, mais elle se doute également que dans le fond c'est aussi quelque peu personnel. — We're not married yet, are we ? Wait a bit longer before claiming half of what's mine. Elle roule des yeux et hausse une épaule même s’il ne peut la voir. Ce n'est pas une question de lui prendre ce qu'il a — qu'a-t-il qu'elle pourrait lui envier après tout ? — mais c'est surtout affaire de lui rappeler les conventions sociales qu'il va devoir respecter au moins en public. Il ne va plus pouvoir se contenter d'un modicum de respect. Ce n'est pas qu'il ait pour habitude d'agir trop en dehors des codes, mais plutôt que les codes ont changé pour eux, changeront encore un peu plus après ce soir et plus encore lorsque leur engagement sera finalisé et que lui aussi aura un anneau à son annuaire gauche. Elle-même ignore encore exactement tout ce que cela pourra impliquer, mais elle sait qu’il va devoir jouer un peu mieux que ce soir et tous les suivants. Et elle aussi. C’est à cela qu’ils sont destiné en réalité : une vie de faux-semblants, non que ça devrait beaucoup les changer de leur quotidien de ces dernières années, songe-t-elle amèrement. C’est juste que ça les poussera toujours un peu plus dans leurs retranchements et que tout ce qu’elle peut espérer c’est de ne pas être la première à exploser. — I'm doing my best. Being sent here at fifteen made me miss a few theatre classes, unfortunately. Sadly, I was very promising. Elle en est presque amusée, mais pas assez pour le laisser transparaître. La répartie d'Aysar l'a toujours agacée — surtout quand il semblait tellement plus doué qu'elle —, elle l'a toujours fascinée. Non qu’elle le lui ait jamais fait savoir. — Are you talking about the cigarette, or something else ? — Touch me, see what fucking happens. Ce n'est qu'une blague de sa part à lui et probablement de sa part à elle aussi, mais c'est toujours utile de lui rappeler leurs places respectives. On ne peut plus la toucher en toute impunité. Il accède à sa requête malgré tout, peut-être lassé d'avance par l'insistance possible de Lux qui, elle, attrape la cigarette avec un léger sourire, la plaçant entre ses lèvres en se penchant pour permettre à la flamme au bout des doigts d'Aysar de l'allumer. Elle se redresse bien vite, bien droite, comme toujours, les bras à moitié croisés sur sa poitrine, pour se protéger à la fois de la brise et de la situation. Le poison s'inhale avec soulagement, pansement éphémère pour une plaie dont la profondeur n'a pas encore été testée.

Elle a du mal à masquer sa surprise quand elle sent la veste d'Aysar se déposer sur ses épaules ; les yeux dans le vide, elle ne l'avait même pas vu bouger. — Drop the attitude, Lucretia. You're not happier than I am about this all, and we're just the two of us for now. Là où elle devrait secouer les épaules et lui rendre son offrande — j't'ai rien demandé Aysar — ses doigts libres en attrapent un pan comme pour mieux s'en envelopper, l'empêcher de la reprendre trop vite. Là où elle devrait immédiatement secouer la tête et lui dire qu’il a tort et que la façade ne doit jamais jamais être baissée, elle ne dit rien. Il a raison, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre, pas un pour se réjouir de cette situation plus que l'autre. Ce qu'elle savait sans qu'il n'ait besoin de le dire, sans pour autant que ce soit tout à fait logique, ni juste, à ses yeux. Elle n'a jamais douté qu'Aysar détesterait autant qu'elle cette situation même s’ils s'en approchent par deux côtés diamétralement opposés et de fait leurs doléances sont contraires. Ce n'est pas que personnel, elle le sait, au contraire, ça n'a même probablement pas grand chose de personnel et bien plus avoir avec sa situation à lui, coincé à jamais dans un nid de serpents, et tout au plus ce qu'elle représente plutôt que ce qu'elle est. Mais elle trouverait à se vexer du moindre relent d'aversion personnel. Et surtout, elle se vexe de savoir, de deviner, que si une autre Mulver lui avait été proposée, ses traits seraient moins tirés à l'heure qu'il est. — If we're lucky enough, they'll think about a lovers' getaway for just a few minutes. Elle relève les yeux vers lui, moue agacée sur les lèvres entrouvertes pour laisser passer la fumée dans sa direction. — Not if you don't step up your game out there, they won't. répond-elle simplement avec un claquement de langue agacé. Il faudrait être fou plus encore qu’aveugle pour les croire amoureux. — You're going to need to get a hell of a lot better at pretending you know. It’s not too late to take drama lessons. I won't have people think I'm an abusive wife or whatnot. L'humour noir cache un besoin bien réel de bien présenter, surtout désormais qu'elle est Stratège. C'est peut-être le plus important dans son rôle. Et puis, il serait profondément humiliant qu’il montre au monde à quel point il est malheureux à ses côtés, comme si elle était véritablement le pire parti qui soit — alors qu’elle est censée être le meilleur de tout le Haut. — There's a difference between not being happy and looking just about ready to step over the railing of this very balcony. Elle exagère un peu, à peine. Elle le provoque doucement aussi parce que, dans le fond, elle préfère encore le voir en colère que triste. — Am I really that bad? Le ton se veut à moitié ironique, pour mieux masquer les doutes et vexations réelles.

— Don't you think I already know about your very own army ? Aysar avait beau être désillusionné, il n'était pas stupide. Il savait ce qu'un rôle de Stratège engendrait autour de la personne concernée ; n'avait-il pas, après tout, fait partie du clan couronné jusqu'à il y a récemment ? Les mesures, la bienséance, il les connaissait du bout des doigts et de la langue, capable de les réciter dans leur entièreté et avec exactitude, tant son éducation avait aussi pu être tournée vers ce point, alors considéré comme essentiel. L'existence de Lucretia, s'il ne la vivait pas lui-même, il pouvait en comprendre une plus grande partie qu'elle ne semblait le croire en le regardant. De sa grandeur passée ne restaient que les vagues souvenirs qu'il entretenait, une éducation précise et stricte, des manières convenables qu'il avait envie d'envoyer balader, et l'ombre d'une couronne qui ne se poserait jamais sur sa tête, planant simplement au-dessus de lui pour lui rappeler ô combien il aurait pu avoir une existence différente si son frère n'avait pas été aussi stupide.
Déposant sa veste sur les épaules de sa fiancée, il n'en attendit aucun remerciement, sachant pertinemment qu'il n'y aurait pas le droit. Peut-être que de savoir qu'elle était imprégnée de l'odeur de son parfum – de la vanille noire et quelques senteurs boisées, une touche légère de tabac pour corser le tout – et viendrait chatouiller ses narines était suffisant pour lui ; elle garderait le vestige de ses effluves dans le nez jusqu'à la fin de la soirée, à moins de trouver une poignée de grains de café à inspirer pour remettre à zéro sa mémoire olfactive. Mais dans toute cette histoire, devaient-ils réellement être l'un contre l'autre ? Tous les deux victimes de choix les concernant mais dans lesquels ils n'ont pas eu le moindre mot à dire, ils se retrouvaient pris dans un piège qui se refermait sur eux à vitesse grand V, ne leur laissant plus aucune option d'avenir autre qu'un mariage malheureux dans lequel ils finiraient sans doute par se noyer, par s'étouffer – plus ou moins rapidement, selon la chance qu'ils pourraient avoir pour la suite. N'était-ce pas terriblement triste d'en arriver à un tel point ? Bien sûr que si. Alors s'ils pouvaient se permettre de grappiller çà et là quelques rares moments d'intimité, où les masques pouvaient s'effondrer de leurs visages et leurs sourires se faner dans toute la fausseté qui les caractérisait, autant le faire. Déjà épuisé d'une soirée qui ne commençait finalement qu'à peine, Aysar avait eu besoin de ce break pour tenter, à défaut de reprendre des forces, de réunir les dernières qui lui restaient encore avant de repartir en autopilote à travers les foules venues les saluer et les féliciter quand ils ont tous, autant qu'ils sont, conscience de ce qui se trame derrière ces fiançailles surprises. — Don't put the whole blame on me. I'm not the only one at fault tonight. Une vague de reproches submergea son esprit, s'enchaînant les uns après les autres pour partir dans ce jeu idiot de pointage des défauts de l'autre plutôt que d'accepter de voir les siens. Mais ça ne les avancerait à rien, alors Aysar préféra se taire et troquer ses piques contre un sourire qui n'avait rien d'heureux, en coin sur ses lèvres. — You're the Chief now, Lucretia. No one can doubt that, fut sa seule réponse quant à sa touche d'humour noir qui ne parvint pas à l'amuser – pourtant, les di immortales eux-même devaient savoir à quel point Aysar était friand de ce genre d'humour, caustique et sombre, depuis bien des années maintenant. Sa répartie le laissa à penser que, peut-être dans une autre vie, ils auraient pu être amenés à s'entendre. Peut-être. Tirant à nouveau sur sa cigarette, le jeune Shah vint s'asseoir sur la rambarde du balcon et balança lentement ses jambes d'avant en arrière. Il tapota le bout de son filtre pour que les cendres ne tombent sur la ville, observant d'un regard intéressé et presque envieux leur chute, lente mais inéluctable. — I wish I was brave enough to do it, but unfortunately for the both of us : I'm not. Son instinct de survie avait beau être aussi bas que le sol lui-même, son manque de courage compensa en le faisant renoncer une fois de plus à la facilité de la chute face à la difficulté du choix : to jump or not to jump, that will always be the question. Fronçant doucement les sourcils, il reporta toute son attention sur la femme face à lui. Était-ce une vraie question ? Une rhétorique, pour tourner la situation en sa faveur ? Une inquiétude réelle sur l'image qu'elle renvoyait ? Le fait était : il ne la connaissait pas, et ne savait pas si elle était vraiment that bad. Ni l'un ni l'autre n'avait jamais été pleinement disposé à s'ouvrir à l'autre. Aysar, toujours collé à Valeria, tandis que Lucretia... qui fréquentait-elle vraiment ? Il repensa aux aveux faits à Oney quelques jours plus tôt, peu de temps après que la nouvelle des fiançailles n'ait commencé à faire le tour de la presse du Haut. — You're not the problem – well, not the main one. You've never been. You're... okay. I can't even judge since I don't know much about you, at all. Il inspira une nouvelle fois, retint sa respiration pendant une poignée de secondes, puis relâcha sa fumée d'un trait fin vers le ciel ; elle se perdit entre les quelques nuages qui recouvraient des étoiles discrètes, comme si les astres se cachaient de cette annonce matrimoniale qu'ils n'auraient pas acceptée. — And I guess that if there's a real question behind this, the fact you're wondering that much about what I could think of you probably isn't such a bad omen. Elle pourrait s'en moquer, ça pourrait lui passer au-dessus de la tête. À la place, elle était là et se faisait inquiète, potentiellement. Doutait-elle à ce point d'elle-même, pour que l'avis de l'homme qu'elle serait forcée d'épouser, avec qui elle allait être amenée à avoir des enfants et construire une vie de faux-semblants, compte à ce point ? Aysar finit par soupirer, traçant du bout des doigts des petits filaments de magie blanche, comme pour détourner sa propre attention de la conversation. — I won't even ask you what you could be thinking of me. You don't leave any doubt about that anyway and if we have to pretend that we're two lovebirds finally being able to marry each other, I'd rather not have a whole speech about how much you hate my family and I. Il releva les yeux vers elle, fit briller le bout de sa cigarette en reprenant une bouffée de nicotine, espérant qu'elle ferait bientôt son œuvre – qu'il s'agisse de le calmer, ou de le tuer.

Si misérable que puisse lui paraître Aysar ce soir, Lucretia ne s'attendait certainement pas à ce qu'il lui réponde de la sorte. Elle a beau chercher elle ne trouve aucune ironie dans sa voix, comme si, vraiment, il donnerait beaucoup pour se retrouver de l'autre côté de la rambarde. De l'autre côté de la vie. Pour ça qu'elle pince des lèvres plutôt que de lui siffler qu'elle peut l'aider à le trouver le courage, si ce n'est que ça. L'idée qu'il y ait une chance, même infime, qu'il puisse vouloir sauter, pour de vrai, la choque assez pour soudain oublier tout venin. Inutile de se sentir coupable des instincts macabres de son fiancé néanmoins puisqu'il a le mérite d'être plutôt clair. — You're not the problem – well, not the main one. You've never been. You're... okay. I can't even judge since I don't know much about you, at all. It's not about you, entend-elle. Not everything is about you, transforme-t-elle aussitôt ses aveux en un reproche qui lui arrache une moue agacée. Ce n'est pas qu'elle aurait voulu être la cause unique de ses souffrances, non, mais c'est somme toute vexant de savoir qu'elle laisse son fiancé tout à fait indifférent. Vexant de savoir qu'il n'a aucune opinion d'elle. Comme s'il n'avait pas vécu gratuitement dans sa tête pendant plusieurs années. Non qu'il soit au courant, évidemment. Elle souffle sa fumée et son amertume avec force, feignant difficilement l'indifférence. Il est vrai qu'ils ne sont jamais devenus amis, il est vrai aussi qu'ils ne sont jamais ouvertement opposés l'un à l'autre, mais tout de même, il a passé son adolescence avec la famille Mulver. Et Lucretia est certainement la seule qui ne lui inspire rien de plus qu'un outrageusement vague "okay". — And I guess that if there's a real question behind this, the fact you're wondering that much about what I could think of you probably isn't such a bad omen. Elle plisse les yeux en sa direction un instant, en se demandant si ce n'est pas une manière alambiquée de noter qu'elle lui marque un intérêt qu'elle ne devrait pas, se détend finalement en décidant que non. Et puis, surtout, qu'elle s'en fout. Fuck him.

Sa sollicitude sincère — non qu'elle ne soit prête à l'avouer à qui que ce soit — serait bon signe en effet, si ç'avait le mérite d'être réciproque. Lucretia ne se fait aucune idée, non, de toute façon qu'Aysar lui ait jamais laissé de quoi rêver. Et puis, ce ne serait vraiment bon signe, que s'ils démontraient une envie, non seulement de savoir ce qu'ils pensent véritablement l'un de l'autre, mais aussi de s'arranger pour que leurs opinions mutuelles se réchauffent. Ce qui n'est pas prêt d'arriver. — I won't even ask you what you could be thinking of me. You don't leave any doubt about that anyway and if we have to pretend that we're two lovebirds finally being able to marry each other, I'd rather not have a whole speech about how much you hate my family and I. Les lèvres pincées autour de sa cigarette, elle hausse les sourcils pour toute réponse, peu disposée à contredire des années de quiproquos. Mieux vaut-il qu'il pense qu'elle le déteste, puisque dans le fond, elle devrait. Et s'il ne le lui rend pas encore ça viendra bien assez tôt. — I do hate your family. finit-elle par admettre sans gêne, laissant toutefois volontairement planer le doute quant à la raison pour laquelle qu'elle ne s'exprime pas sur l'autre sujet présumé de sa haine. C'est que ce terme ne suffit pas à comprendre tout ce qu'elle pense de lui. C'est qu'elle ne ressent pour une fois pas le besoin de mentir. — Don't you hate mine? Then we're even. Belle fondation d'un mariage que ce serait : une haine mutuelle pour le sang qu'ils épousent. Même si elle sait qu'il ne hait pas tous les Mulver, au contraire. — There's no way anyone would believe we're in love. No way, even if we were the best actors in the world. Besides, people've had their fill of that Romeo and Juliet shit. No thanks to your family, semblent ajouter ses sourcils et son regard appuyé. Si leur union devait paraître sincère ne serait-ce pas rien de plus qu'une version alternative — à la conclusion supposément plus douce — de l'histoire de Vikram et Juliet ? Quoi qu'il en soit, les gens ne sont pas assez cons pour ne pas voir le simple jeu de pouvoir derrière cette alliance forcée. — But they'll probably think we look hot or cute together. Which is something. Leurs tenues s'accordent bien ce soir, c'est un début. Et les points popularité, jaugés en partie par les likes sur leurs réseaux sociaux sont toujours bons à prendre quand on ne dirige que depuis peu. — There's probably a whole lot of weirdos fantasising about our hate sex. Argue-t-elle avec un mépris surjoué pour ne pas trop s'attarder sur l'idée dérangeante que, motivés par la haine ou non, ils finiront bien par devoir partager des draps. Elle inspire longuement son poison et en souffle les vapeurs vers le nez de son promis. Vague haut-le-cœur que ce simple mot lui inspire. Ce n'est pas personnel non plus, du moins pas totalement. C'est la stratégie derrière, le fait d'être un pion, encore, dans les mains de son père qui la dégoûte le plus. — Don't you worry about my "very own" army, by the way. murmure-t-elle avec le fantôme d'un sourire, se voulant presque rassurante pendant un bref instant. —I can be quite lethal by myself. As you'll get to see if you fuck this all up. Pour elle. Pour les Mulver, surtout, seule et unique raison pour laquelle elle n'envoie pas tout valser elle-même, trop bien conditionnée. Elle le tuera s'il fait capoter ce désastre dont elle-même ne veut pas le moins du monde. Para la familia. Toujours. Du moins, portera-t-elle elle-même le coup fatal si tant est son père ne lui met pas la main dessus le premier, si Aysar ose se montrer ingrat envers la main qui l'a nourrie (et punie) près de la moitié de sa vie. Ceci étant, songe-t-elle, la menace ne peut avoir que bien peu de poids si ses envies d'annihilation sont sincères — ce que, cependant, elle préfère encore ne pas croire. — Anyways. Malaise masqué derrière une dernière profonde bouffée tirée sur sa cigarette avant qu'elle ne l'écrase sur la jolie rambarde. — Do you know how to dance… fait-elle avec tout le sérieux du monde. — Darling? teste-t-elle le mot avec acidité. Puisqu'il faut faire semblant.

Ses jambes valsaient contre la rambarde alors que, dans son dos, la ville et son infinité de lumières s'étendaient comme un océan de béton, briques et pierres. Du haut de la tour d'ivoire de laquelle il était prisonnier depuis bien trop longtemps, Aysar avait l'impression de voir le monde, son monde, avec la supériorité des êtres de pouvoir. Et pourtant n'en avait-il pas, bloqué dans une existence qui n'aurait pas dû être la sienne, aux mains d'hommes et de femmes qui n'avaient rien de bon à lui offrir. Tirant en silence sur sa cigarette, il songea à en rallumer une autre lorsque celle-ci serait terminer, tirant sur la corde de sa tranquillité pour tenter de s'en offrir un peu plus. La fumée s'échappa d'entre ses lèvres avec un soupir, chatouillant ses narines d'une odeur devenue familière, presque rassurante avec les années. Il s'humecta les lèvres, tourna la tête vers Lucretia lorsque sa voix répondit à une question qui n'en était pas une, et dont il aurait préféré qu'elle taise la réponse quand elle ne faisait que nourrir des querelles ne prétendant même pas vieillir à mesure que les années s'écoulaient. La mort de Caesar était toujours bien présente dans les mémoires, les cœurs et les poings serrés. Son regard fixé sur elle, Aysar arqua un sourcil et reporta son filtre à ses lèvres, l'humidifiant légèrement de sa salive. — I don't hate all of your family. Most of it, but not all. Dans un monde comme le leur, les nuances étaient aussi multiples qu'importantes. Aysar ne détestait pas Les Mulver, mais simplement une partie – importante et étouffante – d'entre eux. Certains membres de la famille parvenaient pourtant à se frayer une place comme exception, et ce malgré les relations en dents-de-scie qu'ils pouvaient entretenir. Il y avait Valeria, évidemment. Une moitié de lui qui avait fini par se retourner contre sa personne, ne laissant aucune place à de possibles retrouvailles pour l'instant, sans même qu'il ne comprenne les raisons d'un tel revirement ; c'était comme s'ils n'étaient qu'un, et maintenant des millions. Aysar ne détestait pas Odalis non plus. Elle lui tapait sur les nerfs, le faisait tourner en bourrique, compliquait son rôle, mais il ne la détestait pas. Au fond, il la comprenait, au moins un peu. Leurs situations étaient bien plus similaires qu'elles ne semblaient l'être, détenus de deux façons différentes par un seul et même bourreau. Et Lucretia... il venait de le lui dire. S'il n'avait pas d'avis particulier sur elle, à défaut d'avoir pu tenter de la connaître au fil des années qu'il avait passées entre les murs de l'hôtel particulier des Mulver, il ne pouvait donc pas la haïr. Pas même quand elle représentait la privation totale de liberté, ou qu'elle déambulait avec, au doigt, une bague qui n'aurait pas dû lui appartenir. — There's little chance some of them might be foolish enough to believe it anyway. And if I remember well, we have to seduce everyone, don't we ? Il ne releva pas la remarque sur son frère. La mort de Vikram, quand bien même datait-elle d'il y a plus de cinq ans maintenant, restait une blessure qui n'avait pas bien cicatrisé ; on l'avait empêché de faire son deuil comme il l'aurait voulu, de pleurer la perte d'un frère quand, à côté, la ville entière se retrouvait à feu et à sang des conflits qui grondaient dans ses veines, nécrosant ce qu'elle était jusque-là. On lui avait fait comprendre que son statut et le résultat de l'histoire d'amour de son aîné ne justifiaient pas ses larmes lorsqu'il repensait lui, le menant à une impossibilité à faire réellement son deuil. Il soupira, termina sa cigarette et écrasa son mégot sur la rambarde, avant de relever les yeux vers Lux, nez et sourcils froncés à la remarque qu'elle venait de lui faire. À n'en pas douter, s'ils s'amusaient à écumer internet, ils trouveraient bien des choses à leur sujet. — Writing some kind of fanfictions about us being enemies and ending up as love birds, ready to die for the other one. Ses yeux roulèrent doucement. Il ne pouvait pas les blâmer, malgré le malaise qui s'éprenait de lui à l'idée que des gens s'amusent à réécrire sa vie à leur sauce, créant des drames qu'il n'avait, heureusement, pas vécus. Après tout, ils avaient évolué avec, sous les yeux, le modèle de la famille Mulver, faisant la même chose de son pantin. Les propos d'Odalis résonnèrent dans son esprit, cependant. « Tu n'as jamais songé, qu'en étant dans cette maison, tu pouvais la ravager ? » De plus en plus, l'idée le séduisait.
Penchant la tête sur le côté, il détailla Lucretia et esquissa un demi-sourire vers elle, fin, discret, mais bel et bien présent, et arqua un sourcil dans sa direction en l'entendant. — I have no doubt about that. I just hope it's a promise. Il soupira, presque imperceptiblement, et releva la nuque vers le ciel. Les étoiles brillaient au-dessus de leurs têtes et, trop obnubilés par leur propre sort, ils n'avaient même pas pris la peine de leur jeter le moindre regard. Que disaient-elles, que pensaient-elles ? Si un augure se trouvait avec eux à cet instant, que dirait-il de leur avenir, ensemble ou non ? Se laissant dériver à une série de questions, il ne fut ramené à la réalité que par la voix de Lucretia, encore une fois. Baissant son regard vers elle, il haussa un peu les épaules. — Same thing as drama, I missed a few classes when I arrived here. And I don't like dancing, and I don't want to go back inside, and I don't want to pretend right now. I just want to stay here for a few more minutes and not say a word, trying to forget about what's going on inside. Il pinça les lèvres, descendit de sa rambarde, jetant un dernier regard sur la ville et la hauteur qui les séparaient du sol avant de se reconcentrer sur Lux. — But it shouldn't be that complicated. It already is anyway.

Le malaise persiste alors qu’Aysar continue de prendre l’idée de sa propre mort bien trop à la légère au goût de Lucretia. Si la guerre a changé, pour elle comme pour d’autres, son rapport avec la vie, il y a néanmoins une grande différence entre ne pas avoir peur du trépas, le sachant toujours si proche  et le désirer. Elle comprend le premier, le second la rend plus que nerveuse, si bien que son esprit refuse encore de traiter cette information. Elle secoue la tête, préfère faire mine d’être agacée par l’effet peu probant de sa menace et déjà détourne le regard pour s’intéresser à la soirée prétendument organisée en leur honneur. Quelques éclats joyeux ricochent contre la vitre de la terrasse sur laquelle ils se sont réfugiés ; certains tirent leur comptent de tout ceci. Mais il n’y a rien d’eux dedans, à part peut-être sa famille à elle. Il n’y a rien pour eux, ni dans cette fête, ni dans cette alliance. Elle ne peut imaginer que quiconque puisse ne pas le voir. Elle n'a aucun mal à croire en revanche que tout le monde se fiche de leur états d’âme. — Same thing as drama, I missed a few classes when I arrived here. La lèvre inférieure est mordue pour ne pas se fendre en sourire — Lucretia a déjà fort mal vécu son envie de rire, quand Aysar a tenté l’humour en prédisant les fanfictions vaseuses que l’on écrit peut-être déjà à leur sujet. La célébrité soudaine et excédant toute attente qu’elle a atteint l’a forcée à apprendre deux-trois choses sur les pratiques internautes, les fantasmes et les autres idées folles que l’on peut partager sur des personnes qu’on ne connaît pas, sous prétexte qu’elles sont dans le domaine public. Elle polit son apparence sérieuse d’un froncement de sourcils appuyé. — Is this your way of telling me we didn’t take care of your education well enough? Lance-t-elle alors qu’il se retourne vers elle, le ton est un peu trop à la boutade malgré tout, secrètement soulagé que le risque de le voir s'écraser sous ce balcon soit pour le moment évité. Pourtant la vexation pourrait être réelle, les Mulver n’ont pas tant mal traité Aysar que cela — en toute objectivité.

— But it shouldn't be that complicated. Elle renifle pour masquer un petit rire et secoue la tête : — Nothing complicated at all, you’re right, once you know I’ll bust your kneecaps if you step on my Jimmy Choos. Petit sourire amusé qui ne l’est pas vraiment, un peu quand même, prémisse de complicité indécente qu’elle ne veut pas assumer. — And that’s a promise. Plus prudent que la promesse de le tuer en cas d’erreur, elle aurait peur, vu ses propos pour le moins inquiétants, qu’il se précipite à faire le plus de faux-pas possibles pour accélérer son destin. S’il serait possible, quoiqu’encore inenvisageable pour elle, qu’il souhaite réellement mourir, elle ne peut imaginer qu’il apprécierait la torture. Cela reste donc encore la meilleure menace la plus sûre qu’elle ait. — Hopefully you can survive one dance though, I wouldn’t like to get this dress all bloody. Même si cette robe n’aurait pas été son premier choix s’il s’était agit de fiançailles avec à peu près n’importe quelle autre personne, elle y tient quand même un minimum. Et puis, les photographes se donneraient à cœur joie de la scène et ça ne serait pas une très bonne publicité. Malgré la proposition, elle n’esquisse pas le moindre mouvement pour retourner à l’intérieur, s’accoude un peu plus à la balustrade et observe la ville sur laquelle elle est censée régner. Comment se fait-il qu’elle ait l’impression de ne rien contrôler ? — You wouldn’t happen to have something stronger to smoke would you? Soupire-t-elle, presque sans y penser. Elle n’est pas loin d’aller vérifier elle-même dans les poches de sa veste, encore sur ses épaules, puisqu’il semble ne pas vouloir déloger de ce balcon pour le moment, elle ne serait pas compte un remontant un peu plus efficace qu’une dose de nicotine. Ce ne serait pas l’idée la plus raisonnable qui soit, mais on lui pardonnerait aisément une certaine légèreté d’esprit ce soir, que l’on mettrait sans doute sur le compte des bulles dans les coupes qu’elle enchaînera bientôt. Quant à ce qu’Aysar pourrait en penser — si tant est que lui-même ne soit pas consommateur, ce dont elle doute fortement —, elle se fiche de son jugement et ce n’est pas comme s’il ne finirait pas par le découvrir si cette alliance catastrophique n’est pas rapidement avortée. — Nice suit by the way. Happy accident, but we should try to match more often. Makes us look good. Même si la farce n’en est pas moins grotesque, leur inspiration funèbre ce soir donnera l’impression d’une certaine concertation. Sans compter que ces couleurs sombres se marient parfaitement avec le joyau Shah qu’il lui a offert et qui trône, bien inconfortablement, à sa phalange.

La fraîcheur de la nuit se faisait toujours plus accueillante que le brouhaha à l'intérieur du building. Jetant un coup d'œil de l'autre côté de la baie vitrée, Aysar retint un soupir. C'était égoïste de la part de tous ces invités qui n'étaient pas les bienvenus dans son existence de se délecter du champagne et des amuse-gueules, quand Lucretia et lui avaient l'amère sensation d'avancer vers leur peloton d'exécution. Ils étaient là, heureux, pleins de vie, se nourrissant de toute la fausseté qui entourait l'événement, sans même tenter de voir ce qu'il se tramait derrière des sourires vides et des regards manquant de lueur. Soit. Il fallait qu'il s'y fasse : ce serait probablement sa vie bientôt, s'il ne trouvait pas de moyen de changer les choses et de renverser la donne. Odalis s'était chargée de mettre une petite graine d'idée dans son esprit à force de coups de pied verbaux au cul : elle avait l'air de croire en lui, en sa capacité de renverser l'ordre établi, et de plus en plus Aysar avait envie d'y croire lui aussi, galvanisé par ses paroles. Roulant des yeux comme à son habitude, il le fit pourtant avec amusement à la remarque de Lucretia, et haussa doucement les épaules. — You said it, not me. L'ambiance entre eux semblait un peu moins tendue – mais l'était-elle vraiment ? Il eut presque envie de sourire, mais la fierté pesant trop lourd dans la balance l'empêcha de sauter le cap – celui-ci, et celui qui se trouvait dans son dos également, se laissant retomber de la rambarde, les deux pieds trouvant bien vite le sol. Ce ne serait pas pour ce soir.
Aysar tourna la tête vers elle, jetant un regard en biais dans sa direction, alors que le sourire de Lucretia trouvait écho sur son propre visage. — So nice of you but for your information, regardless of what you can probably read on the internet thanks to all the fanfictions, I don't have a submissive nor a BDSM kink. Proposition moins alléchante que celle qui aurait pu consister en un simple jet par-dessus le balcon, il se contenta de ça pour ce soir. S'il n'avait pas eu l'occasion de perfectionner son apprentissage de la danse contrairement à celui de l'art du combat, il pouvait prétendre ne pas être un trop mauvais danseur et se targuer d'une sorte de sens du rythme, à défaut de pouvoir faire pleinement preuve de talent. Ça irait très bien pour ce soir, et pour les regards indiscrets des spectateurs, de la famille Mulver, ou des photographes présents sur place ; tant d'attention portée sur eux sans qu'ils ne sachent qu'en faire, les mettant plus mal à l'aise qu'autre chose vu la situation. — Depends. Do you plan on breaking my bones only, or will you go for a compound fracture ? It's all about your choice, darling. Il souffla le surnom affectueux en la fixant droit dans les yeux, pour tenter de capturer sa réaction en un seul regard. Comment allait-elle réagir, après l'avoir elle-même tenté du bout des lèvres, un peu plus tôt ? Au lieu de s'attarder sur sa réaction, Aysar fit quelques pas sur le balcon et arqua finalement un sourcil à la question qu'elle lui posa, et à laquelle il ne se serait pas attendu le moins du monde. — Really ? Un pouffement de rire lui échappa, sans qu'il ne soit moqueur. — I wouldn't have thought you would be a fan of that kind of fun. Pour être honnête, il n'aurait pas imaginé grand-chose tout court. Lucretia n'était pas si facile à deviner, sous ses airs travaillés. Et Aysar, lui, n'avait pas eu tant de fois l'occasion de s'attarder sur les trémolos de ses expressions. Au moins ne serait-il pas jugé, tâtonnant les poches de son pantalon de costume pour en sortir un des joints qu'il gardait là ; préparé pour avant la soirée, sans avoir eu le temps de le fumer, et pour après, histoire de faciliter sa tombée dans les bras de Morphée, amant bien capricieux ces derniers temps. Il le coinça entre ses lèvres, répéta le même sigil qu'un peu plus tôt et, inspirant pour emplir ses poumons des premières bouffées de fumée qu'il offrait, il se surprit presque à sourire. — Is that your way of telling me you think that I'm good looking ? Elle n'aimerait pas la question, ni ce semblant de désinvolture qui trônait dans sa voix. Tendant le joint vers elle tout en recrachant sa fumée vers le ciel et son infinité d'étoiles, il acquiesça un peu. — Yeah, agreed. You look good too. Quelques secondes de plus, il continua d'observer le plafond spatial qui les surplombait. La nuit était belle, et remplie de promesses qu'elle ne saurait sans doute pas tenir. Aysar baissa le regard vers Lucretia, puis vers sa main. À son doigt reposait toujours cette pierre que tout à chacun connaissait dans sa famille. Elle avait une valeur pécuniaire aussi forte que la sentimentale et, comme à chaque fois, Aysar sentit ses entrailles se retourner en la voyant là. — It's an indian sapphire. Il souffla vers elle, récupérant le joint entre ses doigts et le portant à sa bouche, marquant une pause en inspirant la fumée avant de la recracher. — It comes from Jaipur. My ancestors brought it with them when they arrived in New York. I can't even tell you how old it is. Son regard se perdit sur la pierre, comme s'il cherchait à voir s'y refléter les étoiles, ou une possibilité d'avenir différente de celle à laquelle il s'attendait où un autre doigt s'en retrouverait paré.

L’atmosphère semble se réchauffer quelque peu autour d’eux, source d’un inconfort différent, sensation de trahir quelque chose de trop profondément ancré en elle pour qu’elle puisse l’accepter. C’est qu’il manque de la faire rire de nouveau, même si ç’aurait été un rien moqueur cette fois avec peut-être un soupçon de gêne dans le fond. — How lovely. I can see you’re quite an avid reader of your own fanfictions. Must make life interesting for you, hm? Elle ose espérer que personne n'écrit ça sur elle ; pour sa part elle ne s’amusera pas à vérifier, l’ignorance lui convient bien. — Thankfully, I wasn’t trying to cater to your kinks, it’s just as well that you’d hate it. Les dents se dévoilent dans son sourire généreux, il ne faudrait pas qu’Aysar prenne trop ses aises avec elle, non plus, elle n’est pas là pour lui faire plaisir et sa menace en était bien une. Le surnom, même si ce n’est qu’une juste réplique, lui déplaît au au point d’éteindre l’étincelle vaguement joueuse de ses prunelles, un court instant, Lucretia est crispée, dérangée et ce d’autant plus qu’une part d’elle se souvient fort bien de l’adolescente qui aurait tout donné pour qu’il l’appelle ainsi. Avec moins d’ironie, ceci dit. — Just don’t fuck up and you’ll most likely get out of here with your bones intact. Elle peut pas en promettre autant du reste de sa personne, surtout de sa dignité, mais elle ne remue pas plus que ça le couteau dans la plaie. Elle resserre la veste sur les épaules, autant pour se protéger de la brise que pour se donner contenance, quand bien même son parfum lui chatouille les narines ce qui l’agace profondément, presque autant que son rire surpris et, surtout, un rien moqueur. — I’m full of surprises. Elle ne se vexe pas plus que ça toutefois, elle a bien compris qu’il ne pensait jamais à elle, dans aucun contexte, pourquoi donc ce serait-il imaginé qu’elle fumait autre chose que du tabac. La vraie question, le vrai problème, c’est comment elle-même savait que c’était son cas à lui. Peu importe, toutefois, pourvu qu’il offre une solution immédiate au problème, de quoi les faire se détendre tous les deux et faire un peu mieux passer la pilule de cette soirée aux allures désastreuses.

— Hold you horses. Never said a word about you. Only your suit. Rétorque-t-elle avec un dédain travaillé, acceptant néanmoins avec un peu trop de joie le joint tendu. Évidemment qu’il est beau, personne n’a jamais remis la chose en question, ce n’est pas le problème. C’est juste qu’elle ne s’abaissera jamais à lui offrir un compliment gratuit. — Yeah, agreed. You look good too. Ça a le mérite de la laisser coite. Pendant instant, si bref que l’on pourrait croire à un effet d’optique, elle rosit, comme si elle avait douze ans de nouveau. Elle se déteste, masquant le tout d’un haussement d’épaule et d’une grande bouffée de cannabis. Elle sent le regard d’Aysar sur elle, peut presque le suivre aux brûlures invisibles qu’il laisse sur sa peau, jusqu’à ses doigts, jusqu’à la bague. Elle la porte seule, pour la mettre en valeur croira-t-on, mais surtout pour ne pas la mélanger aux autres. Elle ne lui appartient pas vraiment celle-ci et c’est avec une honte mêlée de dégoût qu’elle la porte. — It's an indian sapphire. Elle lève les yeux vers lui, haussant un sourcil surpris de l’entendre l’évoquer ; cela faisait partie de ces non-dits qu’elle comptait voir perdurer jusqu’à l’implosion certaine de leurs noces. Elle ne doute pas que le joyau est une grande valeur pécuniaire, ni qu’il soit vieux. Elle doute en revanche sincèrement d’avoir la moindre envie d’entendre son histoire. And I care why? Si elle grogne néanmoins ce n’est que parce qu’il reprend son délicieux présent, lui arrache son échappatoire d'herbe et de fumée. — It comes from Jaipur. My ancestors brought it with them when they arrived in New York. I can't even tell you how old it is. Il est trop concentrée sur la gemme, pour voir la femme qui la porte, alors elle en profite pour l’étudier un moment, l’air un peu pensive, jouant avec plusieurs idées contradictoire, pas bien loin de lui lancer la bague à la figure. Cute story, tell it to semonce who gives a fuck.
— I’ll give it back to you. When this is done. Quand ils seront mariés, des mots qu’elle n’a plus envie de prononcer que de voir se réaliser. C’est immature, mais elle s’en moque. — We’ll have the wedding bands or whatnot so no one’ll expect me to wear this one anymore. I’ll just give it back. Le ton est nonchalant, comme si tout ça lui était égal, comme si ce n’était pas une espèce de faveur qu’elle lui accordait, comme si l’histoire l’avait un peu touchée malgré tout ; comme si elle n’était pas soulagée d’avance de ne pas avoir à la porter pour le reste de sa vie. C’est pas grand chose ce qu’elle propose, même si ça sous-entend prendre un minimum soin de la bague avant de la lui rendre, ça ne compense rien de ce qu'il a vécu. Non que ce soit la but de Lucretia, de près ou de loin. Et puis ça ne lui coute rien à elle, surtout. En ce qui la concerne le bijou d’où qu’il vienne est aussi maudit que la famille dont il vient. Elle tend deux doigts vierges de tout ornement pour récupérer le joint. — In fairness, I probably hate wearing it just as much as you hated giving it to me. If that’s any consolation. Elle n’essaye pas de se mettre à sa place, de s’imaginer ce que ça serait d’avoir à donner à ceux qui lui ont tout pris un des derniers restes de son héritage, d’avoir à faire semblant que c’est volontaire qui plus est. Elle ne se met pas plus à sa place à lui qu’à celle de quiconque d'autre, la sienne étant déjà suffisamment difficile à occuper. L’empathie lui couterait trop, à ce stade. Elle pince des lèvres pour s’empêcher de dire quoi que ce soit d’autre qu’elle finirait sans doute par regretter et puis hausse de nouveau une épaule. — Since we’re here. Aside from getting out of this. What’s your angle?  Long engagement, short engagement? No wedding? a-t-elle sur le bout de la langue, comme si y échapper était encore une option pour eux.

Aysar roula des billes dans leurs orbites, devant presque, presque, freiner un pouffement de rire entre ses lèvres. — No need to read them. We both know people have a twisted mind and we just talked about the fantasies around our non-existent sexual life. Do you really think they'd go easy on the kinks ? Il la détailla un instant et, sans savoir si c'était un élan de fatigue, une lassitude d'être constamment sur la défensive (et d'autant plus ces derniers temps), ou juste un élan moqueur, il laissa un rire lui échapper, qu'il dissimula brièvement derrière le dos de sa main. — Maybe you're the kinky one in their minds. They might picture you as a dominatrix. Well, that escalated quickly, se souffla-t-il à lui-même, toujours secoué d'un amusement léger qui risquait, cependant, de ne pas avoir le même effet sur sa comparse. Tant pis. Que risquait-il de pire que la situation déjà bancale dans laquelle ils étaient déjà ? Qu'elle lui brise réellement ses os ? L'image serait terrible pour elle : des gens les avaient probablement vus arriver ensemble sur ce balcon, d'autres les regardaient sans doute encore à la dérobée, elle ne s'en sortirait pas indemne non plus et jouerait une carte bien trop instable pour qu'elle vaille le coup de prendre le risque. Sa vexation, voire sa colère était le pire qui pouvait lui arriver, et rien qu'il n'avait pas déjà connu dans les circonstances actuelles. Et puis, ça n'était pas comme si elle manquait elle-même une occasion de se jouer de lui de la sorte.
Il se contenta de balayer sa blague d'un mouvement de main tout en allumant le joint entre ses lèvres. Arquant un sourcil dans sa direction, il tira dessus et lui tendit, avant de pouffer un peu de rire. — Oh, yeah. I almost forgot that saying something nice about me could be lethal for you. Dire son prénom, simplement, semblait arracher la gorge des Mulver à un stade si avancé qu'il n'en prenait quasiment jamais le risque. Son nom ? Pire encore, il sonnait sans doute comme un blasphème dans leur bouche, et il n'aimait pas non plus l'entendre dans la teneur du son de leurs voix. Il soupira, reportant son attention sur ce qu'il se déroulait à l'intérieur du bâtiment, dans la grande salle aménagée spécialement pour la comédie qu'ils devaient représenter. C'était donc à ça que ressemblerait son existence s'ils ne parvenaient pas à se défaire du fardeau du mariage ? Une accumulation d'amertume si intense qu'il ne pourrait prétendre qu'à un ulcère revenant sans cesse, et une perte d'autant plus totale de son instinct de survie. Peut-être arriverait-il à envisager une autre solution pour éviter, dans tous les cas, cette part de son existence. Il ferma les yeux un bref instant, avant de récupérer le joint entre ses doigts, puis entre ses lèvres.
Il ne savait pas pourquoi, soudainement, il lui racontait tout ça. Cette bague, cette pierre, c'était une partie de l'histoire de sa famille. Elle refermait dans le simple fait de son existence le voyage des Shah jusqu'à New York et leur ascension à la tête du Haut. Elle avait orné les doigts des plus belles et des plus intelligentes femmes de sa famille, celui de la mère d'Harjwan, celui de la sienne. La bague appartenait à la fiancée jusqu'à ce qu'elle devienne l'épouse, ou qu'une autre ne prétende à ce titre : d'une main à l'autre, d'un doigt à l'autre, elle glissait et marquait le nouveau pan d'une histoire, qu'elle soit d'amour ou politique. Lux ne la voyait sans doute que comme une bague comme une autre, voire pire qu'une autre. Sans grande importance pour elle, parce qu'elle scellait son destin comme elle n'avait jamais voulu qu'il le soit. Pour lui, elle représentait l'impossibilité de la passer à la femme qu'il aurait pu choisir.
Son regard se reposa sur Lucretia quand elle reprend la parole. Il la détailla, silencieux, se demandant s'il y avait quelque chose d'autre derrière son attention, et préféra finalement ne pas y penser. — Thanks, il souffla simplement, avec la fumée du joint qui commençait à apaiser un peu son esprit, et sans doute ses paroles aussi. Il tire à nouveau dessus, le tend vers elle, et garde la fumée piégée dans l'âtre de ses poumons pendant encore quelques secondes avant de soupirer. — It's not, no. It just reminds me that if we get out of that wedding at some point, it won't mean anything if I offer it to someone else one day. La bague n'aurait, pour lui, plus de valeur sentimentale. Elle représenterait juste un poids, comme un boulet accroché à une cheville, et il ne saurait plus qu'en faire. Ça sonnerait faux de l'offrir à quelqu'un d'autre, après avoir vécu ce qu'ils vivaient ensemble. Peut-être même n'aurait-il pas l'occasion de le faire. Il la regarda tirer sur le joint, attendant à nouveau son tour, avant de se masser les tempes de son pouce et son index. — No matter how this wedding will end, you'll be safe and I'll be doomed, I'm pretty sure of that. So I don't care how long it lasts, il souffla avec une pointe d'amertume qu'elle ne pouvait sans doute ignorer. Les Mulver étaient comme ça : si répercussion il devait y avoir, ce serait dans sa face à lui, pas celle de Lux. Elle s'en sortirait plus ou moins indemne, il s'en sortirait plus ou moins vivant. Fin de l'histoire. — To be fair, I'd rather not take the risk to die from a Mulver's hand, so I'd go for no wedding at all. Les conséquences seraient moindres comparées aux autres options et, au moins, ils n'auraient pas à se prétendre l'un à l'autre sous le regard intransigeant des astres.

Lucretia n'attend pas de remerciement, elle n'attend pas de reconnaissance, puisque de toute façon si elle a bien appris une chose de la vie c'est que ce genre d'espoir est vain. On peut se tuer à la tâche pour le monde entier et s'estimer heureux si une poignée de personnes ne serait-ce que le remarque. Pour autant Aysar a de quoi la remercier car ce qu'elle propose, si futile que cela puisse paraître, n'est pas anodin. Elle ne lui doit absolument aucune faveur et s'il ne s'agissait que de se débarrasser de la bague, elle pourrait tout aussi bien la jeter à la poubelle que la lui rendre et risquer, bêtement, de lui faire plaisir. Elle n'attend rien mais elle ne fait montre d'aucune surprise, lorsque ça vient, sans ironie particulière, note-t-elle. Elle imagine que ça lui arrache la gorge de dire merci, mais elle n'en tire pas toute la satisfaction qu'elle pourrait et, étonnement ne vient pas la chercher en remuant le couteau dans la plaie. Elle préfère trouver consolation dans le joint qu'il lui rend. — It's not, no. It just reminds me that if we get out of that wedding at some point, it won't mean anything if I offer it to someone else one day. Elle hausse une épaule, manquant de faire tomber la veste qui repose dessus, la rattrapant de justesse de sa seule main libre, pressant le tissus contre sa poitrine pour le maintenir en place. Elle n'a pas plus grande consolation à lui offrir que ça ; le fait qu'il n'y en a pas un pour rattraper l'autre, pas un plus heureux que l'autre de cette alliance et tout ce qui va avec. Et si ça ne lui suffit pas, tant pis. Elle-même n'a jamais connu que ce genre de maigres consolations.

— No matter how this wedding will end, you'll be safe and I'll be doomed, I'm pretty sure of that. So I don't care how long it lasts, Elle est quelque peu surprise, pas tant qu'il soit si perspicace sur la situation, mais plutôt qu'il l'exprime librement.  — Any more doomed than you are now? demande-t-elle presque innocemment, juste curieuse de savoir comment il se voit. Même sans ce mariage, il n'en est pas moins lié aux Mulver pour toujours et à jamais, pas moins arraché à sa famille, pas moins tenu de suivre les règles. À la limite sera-t-il mieux protégé s'il adopte réellement le statut d'époux et gendre. — To be fair, I'd rather not take the risk to die from a Mulver's hand, so I'd go for no wedding at all. Elle fronce les sourcils un instant avant d'esquisser le plus infime des sourires, comme pour masquer son caractère complice. — I thought you did want to die, hm? Or is that satisfying to you only if you're the one doing it to yourself? Il a si bien prétendu ne pas être mécontent de l'idée qu'elle s'en charge pourtant. À choisir, elle le préfère comme ça ceci dit plutôt qu'à s'apitoyer jusqu'à souhaiter sa propre mort. — I'd gladly drink to no wedding and no marriage at all. Dommage que tout le champagne soit de l'autre côté de la baie vitrée. — By the way, just so you know you might die just as well if it doesn't happen. Maybe even more. Elle ne donne pas vraiment cher de sa peau s'il fait l'affront au patriarche Mulver de refuser, surtout après que les fiançailles aient été annoncées en si grandes pompes. — It's a nice dream. Ça se veut moqueur, mais le dépit résonne dans sa voix, malgré elle. Unless we found a really good way to get out of this. Elle parle dans le vide bien entendu, poussée par la drogue, dont les petites bouffées qu'elle tire entre deux phrases commencent à faire leur effet désinhibant. Elle parle pour ne rien dire, rien de viable en tout cas, rien qui soit possible, même pour elle qui est censée détenir tout le pouvoir. Après ce soir, surtout, quand tout le beau monde du Haut est réuni pour les célébrer, il semble impossible d'imaginer que tout puisse être annulé. Il est toutefois tout aussi impossible pour Lucretia de s'imaginer l'épouser, pour de vrai. — But, more realistically, short or long? Rip the bandaid or do you have lose ends that need tidying up first? Le ton se veut factuel et plat, comme si elle n'avait aucun parti pris pour sa part, à peine concernée. Comme si elle n'avait pas sa préférence et ses choses à régler si vraiment ils devaient finir au temple tout les deux dans un mariage hautement médiatisé. Comme si une part d'elle n'avait pas tout simplement envie de repousser l'échéance, dans l'espoir fou que le problème se règle de lui-même et qu'ils n'aient jamais à passer à l'acte. Elle souffle sa fumée en sa direction et lui rend le joint déjà presque entièrement consumé. Elle a peut-être abusé. Il sera temps de le regretter plus tard. — Thanks darling. Who knew you could be useful, after all? Elle-même. À douze ans. Armée de toutes ces illusions et faux espoirs. Elle fronce le nez rien que d'y repenser secouant la tête pour se débarrasser de ces souvenirs inutiles. Elle n'a pas vraiment besoin de conjurer plus d'amertume qu'elle n'en a déjà à l'égard d'Aysar. Le but n'est pas de finir par s'entretuer sur ce balcon. Comme elle l'a déjà si bien souligné, elle laisse les tragédies shakespeariennes à d'autres.

À quoi s'amusait-elle? Pourquoi prenait-elle un tel plaisir à lui poser des questions visant à... quoi, au juste ? Le blesser ? Lui rappeler son statut ? Comme si les Mulver avaient pu, un jour seulement, envisagé de le laisser se sentir autrement que comme leur putain de service. Ils avaient cette mainmise sur lui et sur sa vie, son avenir, son corps, qui le faisait sentir prit au piège qu'importait la suite des événements, et lui coupait toute envie d'un avenir plus ou moins long, plus ou moins proche. Il n'attendait rien d'autre que le noir, la chute. Le néant. Le vide. Aysar n'était pas parmi les plus grands croyants de leur monde. Peut-être les astres pouvaient-ils faire quelque chose pour eux, mais peut-être en avaient-ils juste rien à faire de ce qui se passait sous leur regard brillant. Les humains pouvaient bien n'être qu'une pièce de théâtre géante, dont les actes et les intrigues s'emmêlaient avec complexité, et dont ils se délectaient sans la moindre gêne. Il soupira, commençant à sentir l'agacement se propager dans ses veines et enrouler ses nerfs. — What are you trying to do, exactly ? Is it the only pleasure you can have in your current life, to just remind me of what your family did to me those past fifteen years ? Ses sourcils se froncèrent, ses dents se plantèrent dans ses joues. La fatigue émotionnelle et physique commençait à jouer en sa défaveur et sa nature peu encline au contact humain ne faisait qu'en rajouter une couche en plus. Le fait que, face à lui, se tenait une Mulver capable de se nourrir de son malheur pour essayer de ne pas voir le sien n'arrangeait rien et, se passant une main dans les cheveux, il secoua la tête. — What do you want to hear, uh ? That I want to die, do you need the whole sentence ? Fine. I wish I could die just here, just now. But I'd rather kill myself than let one of you do it. Y'all'd be way too happy about it. Son regard était noir, ses sourcils froncés, son front légèrement creusé de rides d'expression qu'il ne pouvait retenir de s'afficher sur ses traits. Si c'était un aveu de ses désirs sombres qu'elle voulait, au moins l'avait-elle eu. Ce qu'elle en ferait ? Aysar s'en moquait. Lui tournant le dos, il se rapprocha de l'autre côté du balcon, posa ses mains sur la rambarde pour, une fois de plus, le perdre sur cette ville qui, soi-disant, ne dormait jamais. Mais depuis la fin de la guerre, New York somnolait à ses yeux, cherchant dans une quiétude factice le répit nécessaire pour se reconstruire. Lui, avait l'impression de se détruire un peu plus chaque jour.
Ne l'écoutant que d'une oreille, Aysar prit quelques secondes pour tenter de se calmer. D'inspirer, expirer, réduire son rythme cardiaque. Il ferma les yeux, se concentrant sur les soulèvements de sa poitrine et, finalement, soupira à nouveau. Vider ses poumons de tout air pour prétendre à un renouveau ; c'était une belle idée, mais elle n'avait jamais l'effet escompté. Lucretia jouait avec ses nerfs et il se demanda, l'espace de quelques secondes, si elle faisait exprès ou non d'adopter ce genre d'attitude. Il n'avait plus envie de se prêter aux discussions ; pas quand, à la première occasion, elle agitait devant ses yeux des évidences qu'il connaissait bien mieux qu'elle et qui dictaient depuis trop longtemps un quotidien aussi incertain que passivement dangereux. Les dents plantées dans l'intérieur de ses joues, il secoua la tête, resserrant ses doigts autour de la rambarde jusqu'à en faire blanchir ses phalanges et imperceptiblement craquer ses os. La colère ne passait pas, tant elle avait réussi, en quelques phrases seulement, à la faire s'accumuler jusqu'au creux de sa poitrine. Aysar la fusilla presque du regard en récupérant la fin du joint et en tirant une longue bouffée pour le terminer totalement, jetant le fin mégot par-dessus le balcon. Go to Hell, avait-il envie de lui dire, qu'elle goûte à celui dans lequel il était coincé. Mais Aysar savait mieux faire que ça. Il laissa son regard traduire pour lui tout son ressenti et, retenant toutes les belles paroles qu'il aimerait lui jeter à la figure, il se contenta de lancer un — i'm going back inside, de la froideur de ce qu'il pouvait ressentir en l'instant. Sans plus de cérémonie, il s'éloigna, repoussant la porte vitrée du balcon et, affichant sur ses traits un sourire aussi faux qu'il tentait de le rendre impeccable, tenta de reprendre le cours de la soirée où ils l'avaient laissée.

— Oh I get plenty pleasures in my life, don’t worry about that darling. Le venim réapparaît vite, comme une seconde nature, pour toujours mêlé à sa salive de serpent. Il aura suffit d’un éclat pour que le château de carte s’envole, ses restes piétinés par leur mépris. L’idée de s’excuser ne lui viendrait même pas à l’esprit, alors elle répond, presque aussi vexée que lui, ils n’existent que pour se blesser de toute façon, il n’y a qu’à voir leurs patronymes, il ne peut pas en être autrement. L’entendre énoncer ses funèbres aveux, loin d’être un plaisir, la fait pâlir et serrer des dents. Elle transforme bien vite la gêne en colère, c’est si facile, elle a tant d’entraînement. Surtout devant lui. Au moins sait-elle tirer quelque chose d'Aysar toutefois, quand bien même n’est-ce que de la rage et de la haine. Au moins ne lui est-il plus neutre en cet instant précis. La victoire n’est pourtant pas aussi belle qu’elle pourrait l’être ; elle ne l’a même pas fait exprès. Il ne lui répond plus après ça, visiblement peu enclin à poursuivre cet ersatz de conversation, la vexation manquant de réchauffer les joues de Lucretia. Elle sera finalement seule à fomenter l’échec de cette alliance — et à, in fine, ne rien faire du tout. Elle fait bien mine de se délecter de ses regards noirs, le menton relevé, faisant la fière, une moue ne tordant ses lèvres que lorsqu’il se débarrasse du mégot, aussi facilement oublié que leur civilité. Elle en aurait bien fumé un autre. Peut-être pas à ses côtés, ceci dit.
Elle hoche la tête pour toute réponse lorsqu’il s’éloigne en annonçant retourner à l’intérieur et, cette fois, ne le suit pas immédiatement. Il peut bien se débrouiller seul face aux convives ; il lui semble que c’est même une punition adéquate. Elle laisse passer quelques minutes, jouant avec les pans de sa veste pour se protéger de la brise, avant de céder au froid et de retrouver la salle de réception.

Le joint à fait son effet malgré tout, les sourires lui viennent un peu plus facilement, aidés aussi par la coupe de champagne qu’elle descend d’une traite avant de se joindre à une conversation un peu au hasard, un nouveau verre à la main. Elle enchaîne les banalités dont elle ne se souviendra plus dix minutes plus tard, puis croise le regard noir de son père. Instinctivement, le dos de redresse, les épaules se carrent et Lucretia cherche son fiancé du regard. Elle le rejoint avec un très joli faux sourire et dépose sa veste sur ses épaules. — Here, darling, you forgot this. Quelques regards s’attendrissent autour d’eux, qu'elle fait mine de ne pas voir alors même qu'elle les achève tous en attrapant sa main : — And you owe me a dance. Don’t you? Autre forme de punition, pour elle comme lui cette fois, mais une formalité à laquelle ils ne peuvent échapper. C’était, pense-t-elle, le sens de la sévérité de son père. Elle tire sur ses doigts, il n’a pas le choix de toute façon et il doit bien le savoir. Avec un peu de chance toutefois ils pourront s’éclipser peu après avoir ouvert le bal. Quelqu’un fait signe à l’orchestre, la piste est dégagée d’un même mouvement et ils se frayent un chemin vers le centre de la pièce. — Remember my promise to your kneecaps. Susurre-t-elle en plaçant une main sur son épaule, retenant un frisson de dégoût quand sa paume à lui trouve sa hanche. — That also goes if you touch my ass. Prévient-elle. Si elle pouvait, elle l'empêcherait de la toucher où que ce soit. À défaut, elle pose les règles qu'elle peut : qu'il n'écrase pas ses chaussures et ne se balade pas trop sur ses courbes — qu'elle regretterait presque non marquées par l'empreinte d'une autre paume. — Good luck. Marmonné presque sans ironie : ça vaut autant pour lui que pour elle-même.

Elle avait achevé sa patience, contrant tous les effets escomptés du joint à peine partagé. Déjà, Aysar reprenait son décompte des heures à tenir avant de pouvoir retourner dans son petit appartement, seul sur son matelas posé à même le sol, la chemise abandonnée et son chat contre son flanc, un autre joint coincé entre les lèvres à fixer la blancheur de son plafond. Il avait tant envie de partir, retrouver sa solitude un soir de plus, s'endormir la tête enfoncée dans ses oreillers, un livre retombé à même son torse nu, et tenter d'oublier, tombant dans les bras de Morphée, toute la rancœur qu'elle lui avait fait nourrir ce soir. Là, tout de suite, Aysar ne voulait plus d'alliance ; qu'importait le genre ou le sens. Il ne voulait plus enterrer la hache de guerre, plus fomenter quelconque plan pour briser cette union maudite avant même qu'elle ne voit le jour officiellement. Elle avait poussé sa patience jusqu'à la limite qu'il ne voulait pas atteindre, l'avait forcé à lâcher une bombe qu'il n'avait jamais dite à voix haute, en dehors de l'appartement d'Oney. Avait appuyé là où ça faisait mal, là où les idées s'agitaient un peu plus encore, faisant grandir une envie déjà omniprésente. Aysar n'avait pas le courage d'en arriver jusque-là et, se prêtant faussement au jeu des conversations, il se mit à espérer que quelqu'un, quelque part, ait empoisonné son verre.
Un sursaut, léger, presque imperceptible, le secoue lorsqu'il sent ses mains sur ses épaules, et le poids de sa veste retomber contre lui. Lançant un regard en biais vers Lucretia, il se mordit doucement l'intérieur des joues, renfila les manches, et souffla un simple : — Thanks, avant de porter sa coupe de champagne à ses lèvres pour finir d'en vider le contenu. Les bulles claquèrent dans sa gorge, chatouillèrent son œsophage et, le temps d'une seconde ou deux, sous l'effet de la drogue qui commençait à se dissiper dans son corps, il esquissa un sourire. C'était comme boire les étoiles d'un ciel doré, bercé par la lumière d'une fin de journée. Un entre-deux où elles commençaient à apparaître et où il en aurait profité pour les faire glisser le long de sa gorge. Autour d'eux, les gens pensèrent sans doute que l'affection qu'il était censé éprouver pour Lucretia guidait les commissures de ses lèvres ; il ne chercha ni à l'approuver, ni à le contester, se perdant un trop court instant dans la dérive de ses pensées, tiré de là par sa main attrapant la sienne. — Sure thing, fut son unique réponse. À partir de maintenant, il ne parviendrait sans doute plus à faire des phrases plus longues que deux simples mots accolés, tant ses nerfs ne parvenaient à se détendre malgré la drogue et l'alcool. Immanquablement, il se souffla à lui-même qu'il aurait mieux fait de durcir les doses, de descendre une bouteille entière, de changer la donne par rapport aux simples joints qu'il avait sur lui. Too late, il était déjà emporté au milieu de la piste de danse, espérant qu'ils n'auraient pas à jouer plus longtemps une comédie presque morbide, tant son avenir lui semblait funeste – une longue agonie, semblable à une noyade infinie. Sa main trouva sa hanche, ses yeux se retinrent de justesse de rouler dans leurs orbites. Sa seconde menace lui arracha un rire jaune. — I'd rather chop my own hand. Qu'elle se vexe ou non, ses courbes ne l'affolaient pas, incapable de les percevoir quand son esprit restait trop figé sur la personnalité plus que le corps. Can't I get struck by the lightning just here and now ? La musique commença, leurs mouvements aussi. Si Aysar n'avait jamais aimé la danse, encore moins l'exposition publique de son désamour pour ce genre de mouvements du corps, au moins pouvait-il se targuer de la mémoire musculaire qu'il avait : il se rappelait les pas enseignés quand il était plus jeune, suivant le rythme d'une mélodie à laquelle il ne prêtait pas réellement attention. Comme depuis le début de la soirée, tout était machinal. En pilote automatique, Aysar s'abandonna à ses pensées, regardant par-dessus l'épaule de Lucretia sans voir aucun des visages rivés vers eux, puis se perdant parfois vers elle, sans la détailler réellement non plus. Ses pieds ne s'arrêtèrent qu'à la fin de la musique, sur les derniers accords, ralentissant peu à peu jusqu'à se stopper totalement. Enfin, il la regarda réellement. Are we done with that masquerade, now ?