elastic heart (a/o)

L'été, le soleil chassait un peu plus longtemps la rondeur de la lune. Faiblissant à l'approche des vingt-heures, il colorait de ses nuances orange et dorées les rues et les grands bâtiments new-yorkais. Roulant doucement son épaule, il testa les joints et les muscles qui tirèrent doucement et strièrent sa vision de quelques petits éclairs blancs. Il grimaça : rien de cassé, sûrement pas disloqué comme il l'avait laissé entendre à Aysar. Rien qu'une bonne nuit de sommeil ne soit en mesure de régler sans avoir besoin d'utiliser la moindre magie. Imaginer les sourcils froncés d'Aysar, les rides d'agacement sur son front et à la commissure de ses lèvres justifiaient cependant son message. Replaçant son portable dans la poche arrière de son jean, Oney eut un sourire. Il délogea son dos du mur contre lequel il avait pris appuis quand le patron du restaurant vietnamien lui fit signe et lui tendit deux sacs plastiques dont s'échappait un doux parfum de bouillon. Son ventre, en réponse, se mit à gronder. D'abord manger, ensuite on verra pour cette épaule blessée durant l'un de ses entrainements. (…) Il sortait à peine de la douche quand la sonnette de son appartement couvrit la voix éraillée qui s'échappait de sa radio. « Just a sec » lança-t-il en attrapant au hasard un t-shirt (il le renifla, jugea son état correct) et un pantalon de survêtement. Son appartement n'était pas grand, un deux pièces sans prétention où beaucoup trop d'objets s'étaient accumulés au fil des années ; certains lui appartenaient, d'autres avaient été déposés et oubliés par sa sœur, Roisin, qui utilisait l'endroit comme sa résidence principale à la moindre dispute avec son petit-ami. Ils venaient tout juste de se réconcilier, aussi, Oney avait-il repris possession de son lit et en bénissait les dieux (le canapé avait son charme pendant quelques jours, on pouvait presque s'imaginer revenir en enfance allongé dessus... dans le presque se cachaient des membres maintenant trop longs, un corps trop large qui menaçait de le faire chuter s'il osait se retourner dans son sommeil, et quelques ressorts pétés qui s'enfonçaient dans sa chaire selon l'angle choisi au moment de s'écrouler dessus). Oney ouvrit la porte d'entrée. La salle de bain, située juste à côté, déversait la buée pas encore dissipée d'une douche trop chaude (ainsi qu'un léger parfum de jasmin. Roisin avait laissé assez de gels et de shampoings pour lui éviter d'avoir à en racheter). « Hello sunshine » dit-il en s'écartant pour laisser passer Aysar. Il referma derrière lui, tirant le loquet par réflexe (le quartier n'était pas dangereux. On le connaissait également et personne n'était assez idiot pour s'introduire et chercher des ennuis à un membre du Praetor). « How are you ? I've got beer, tea and coffee. Egg rolls and udon noodles if you're hungry and want to skip small talk. » En quelques enjambées, Oney se laissa tomber sur le canapé et une (brève) grimace tordit ses lèvres. Putain d'épaule. « I am famished. But I'm also a gentleman so I was waiting for you. Say thank you. »

elastic heart — @oney shaughnessy
I'm gone hey, Not going home
Going down that lonely road

Aysar Shah n'était réputé ni pour sa bonne humeur, ni pour son amabilité. On le disait froid, hautain et nombreux étaient les soupçons quant à une misanthropie, certes légère mais présente, qu'il assumait pourtant pleinement. Peu nombreux étaient celles et ceux qui trouvaient, à ses yeux, grâce. Tout à chacun semblait, à un moment ou à un autre, dégringoler dans son estime et ne finir que parmi les restes des soupirs qu'ils lui inspiraient, condamnés à une ignorance dont, pour la grande majorité d'entre eux, ils finiraient bien par se remettre. Captiver son attention était difficile, la garder était plus dur encore. Parmi les quelques personnes ayant réussi à le faire (et toute, sans chercher à ce que ce soit particulièrement le cas), il y avait Oney Shaughnessy et sa faculté à l'appeler à intervalles réguliers pour venir soigner leurs maux et panser leurs blessures ; physiques pour l'un, mentales pour l'autre, mais les deux sortes se faisant douloureuses et parfois lourdes à porter. Un échange de bons procédés qui s'éterniserait le temps d'une soirée autour d'un plat à emporter et peut-être d'une nuit, un corps contre l'autre – car si sa patience avait ses limites, sa vertu aussi, et il s'en satisfaisait à merveille.
Son agacement n'en était pas vraiment un ; il ne l'était jamais vraiment, avec Oney. Parce que chaque occasion de le voir était aussi une occasion de goûter à la simplicité d'une vie à laquelle il n'avait pas le droit, à la normalité d'une existence qui aurait pu être la sienne, si et seulement si. Avec Oney, c'était une pause offerte dans un quotidien où tout semblait aller de Charybde en Scylla. Quand il pensait que chaque clou possible avait été enfoncé dans le cercueil de sa liberté et de sa dignité, les Mulver en rajoutaient une couche, prenant la forme de fiançailles qu'il fallait prétendre être de bon cœur et de bon amour quand elles ne lui inspiraient rien d'autre qu'une angoisse profonde et un sentiment de désespoir d'autant plus violent. Aysar, depuis longtemps, n'avait plus envie de se lever le matin et son quotidien, semé d'embûches et de relations qui semblaient s'étioler ou le ramener immanquablement à la réalité de son existence, ne parvenait plus à faire briller l'étincelle de malice qui habitait autrefois son regard. Oney, dans toute sa distance avec cet univers fait de trahisons, de magouilles et de faux-semblants, était une bouffée d'air frais.
Avec précaution et finesse, ses doigts tracèrent les dix cercles et différentes lignes du sigil de téléportation, laissant dans le sillon de leur chorégraphie apprise par cœur une légère lumière blanche. Une fois formé, il posa sa main contre et se sentit transporté. Lorsqu'il rouvrit les yeux à peine une seconde plus tard, il se trouvait devant une porte bien connue ; s'il aurait pu arriver directement dans l'appartement, les manières inculquées quand il était enfant le forçaient à avoir un minimum de bienséance. Il frappa, attendit quelques secondes, et laissa finalement traîner son regard sur le corps encore légèrement humide d'Oney, dont les cheveux dégoulinaient nonchalamment dans la nuque et sur les épaules. — If you can shower, your shoulder probably isn't dislocated. Sourcil arqué et regard appuyé, il esquissa malgré tout un sourire, fin, discret, mais présent. Le soldat avait peut-être exagéré mais, au moins, Aysar pouvait s'offrir une soirée loin de l'hôtel particulier des Mulver. Avec le temps, il avait appris à connaître l'appartement du soldat et, finalement, commençait à s'y sentir un peu chez lui. Son regard restant fixé sur l'homme face à lui, le dernier fils des Shah arqua un sourcil et, avec un petit soupir, souffla : — Give me a beer and start eating. I'm gonna have a look at that shoulder first. Et, s'asseyant sur la table basse face à Oney, il vint relever son t-shirt avec précaution.

Aysar et Oney gravitaient dans ses sphères différentes. Tout semblait les opposer. Leur statut n'était pas le même, leurs destins non plus. Les sourires d'Oney naissaient sur son visage comme une pluie de tournesols attirés par le soleil tandis que ceux du garçon étaient plus rares, de précieuses gouttes d'eau dans un désert renfrogné. La voix d'Oney était claire, assurée, chantante et pleine de détours ; celle d'Aysar allait droit au but sans s'embarrasser de l'avis des autres. Et pourtant, l'alchimie marchait. Depuis leur rencontre, au hasard d'un pub, les doigts d'Aysar faisaient régulièrement plier l'espace et le temps dans un sigil qui le transportait jusqu'à la porte d'entrée de son deux pièces. Utiliser une blessure comme excuse n'était au final que ça, une excuse pour le faire venir jusqu'ici, passer la soirée affalés sur un canapé avant de, s'il était chanceux, glisser jusqu'à son lit pour y passer la nuit. Oney ne s'était jamais embarrassé de cérémonies : il était aussi brutal et mal policé que les couteaux qu'il manipulait régulièrement lors des séances d'entrainement son escadron. Si Aysar lui avait dit de se démerder seul avec son épaule, Oney aurait trouvé autre chose, et encore autre chose si cela n'avait pas été suffisant. Les histoires des plus grands noms du Haut ne le concernaient pas. La nébuleuse n'avait voix au chapitre sur leurs aventures, leurs alliances et leurs trahisons. Les gens comme lui se contentaient de suivre. Oney savait qu'il n'aurait aucun impact sur les fiançailles à venir d'Aysar dans le clan des Mulver mais, cela ne l'empêcherait pas d'être une épaule (la bonne, celle qui ne le tiraillait pas depuis près de deux heures), ni une oreille attentive si le garçon en avait envie. Comme beaucoup, il avait appris la nouvelle par les bruits de couloir et les lettres officielles dans les journaux. Mais, ces beaucoup n'avaient pas nécessairement partagé un lit avec Aysar. Derrière ses allures de vieil ours mal léché, le garçon avait su trouver une place dans son cœur aussi vaste que pouvait l'être cette ville qu'il chérissait et protégeait depuis des années. Se redressant sur le canapé, Oney détailla les traits d'Aysar. « Beer it is then. » Il repoussa ses mains en se levant promptement, délogeant deux bières dans le frigo qu'il décapsula rapidement avant de s'installer de nouveau. Ses fiançailles pouvaient attendre un peu. « Hurts when I do this » expliqua-t-il en soulevant les bras pour se dégager de son t-shirt qu'il balança sur le côté du canapé (il se demanda pourquoi, en premier lieu, il avait pris la peine de s'habiller pour recevoir Aysar). « You know, when someone asks me to undress, they usually do it with a little spark in their eyes. But I tell you what : your medic voice, all orders and no bullshit, is starting to grow on me. » Il ponctua sa phrase d'un clin d'oeil, s'avançant un peu plus au bord du canapé pour rendre son épaule plus visible et manipulable par l'infirmier. Son autre main récupéra sa bière pour en boire une gorgée. « I recall I asked you how you were by the way. »

Oney Shaughnessy et lui auraient pou ne jamais croiser la route l'un de l'autre. L'ordre des choses aurait voulu qu'au mieux, ils ne fassent que se croiser sans se parler, ni même s'adresser le moindre regard. Et pourtant ils étaient là, face à face dans un petit appartement de Midtown, pour une énième soirée où des sourires s'esquisseraient, des paroles s'échangeraient et, sans doute, des corps finiraient par se retrouver. C'était une habitude, presque un rituel, et Aysar s'était surpris à l'apprécier de plus en plus. Un aller-retour dans un pan de vie qui n'était pas totalement sien mais qui lui rappelait, bien plus que le reste de son quotidien, une normalité bien souvent inespérée. Pouvait-on faire plus opposés qu'un membre de la famille régnante des Shah, qu'un prince déchu de sa place pour finir au bon vouloir d'une famille qui n'avait pas plus d'estime pour lui que pour ses propres bâtards, et qu'un homme issu de la nébuleuse de ce même clan, pour qui les affaires des grands noms n'étaient que factuelles ? Probablement pas, et sans doute était-ce le point culminant des raisons pour lesquels Oney Shaughnessy et lui fonctionnaient si bien ensemble. Ils ne se ressemblaient pas, en aucun point, et découvrir l'autre était souvent, aux yeux d'Aysar, un nombre de possibilités infini quant à de nouvelles découvertes. Et malgré tout, lorsqu'ils se retrouvaient, leurs gestes suivaient souvent la même chorégraphie, leurs paroles, le même fil conducteur de leurs discussions. Ça lui allait très bien.
Oney le connaissait suffisamment bien pour savoir que derrière chaque sourcil arqué se dissimulait un sourire, pudique mais bel et bien existant. Cet air renfrogné était une défense, une barrière dressée pour que le reste du monde comprenne qu'il fallait lui foutre la paix autant que possible et, même si elle n'avait pas lieu d'être en compagnie du soldat, elle restait affublée sur son visage tant elle était si souvent et si longuement collée. Mais encore une fois, Oney le savait. Secouant doucement la tête en le voyant retirer son t-shirt, une grimace habitant désormais ses traits déformés par la douleur, Aysar soupira un peu. — Since when do you even care about wearing a t-shirt in front of me ? There's nothing I haven't seen already and you're hurting yourself. Stupid move, Shaughnessy. Ses lèvres s'étendirent légèrement, alors qu'il détaillant un instant son vis-à-vis. Effectivement, rien qu'il n'avait jamais eu l'occasion de voir, ou de redessiner du bout de ses doigts alors que la lumière du jour commençait à chasser celles des immeubles alentour et autres lampadaires, et que son corps se trouvait à côté, tout aussi nu. Du coin de l'œil, il vit le t-shirt retomber sur le canapé et roula doucement des yeux en entendant la suite. — I know that. Reason why I'm using it, hun : any way to get you Orney is a good one. Il se figurait déjà le sourire du soldat s'étirer sur son visage, dont le regard brillera bientôt d'une étincelle si caractéristique de qui pouvait être Oney Shaughnessy. Se penchant en avant pour examiner l'épaule meurtrie, il glissa ses doigts dessus, tâta, avant de pincer doucement des lèvres au rappel d'une question qu'il aurait préféré éviter. — Amazing. My happiness is out of this world. Il lança un regard en coin à Oney, avant de se reconcentrer sur son épaule. Comment était-il sensé aller bien au point d'enfin cesser d'user de sarcasme ? Son visage se retrouvait une fois de plus placardé dans la presse, à côté de l'annonce morbide d'un mariage qui n'avait rien d'heureux, et encore moins d'amour. — What about you, jackass ? How are you doing, except for that shoulder ? Toujours concentré, Aysar trouva enfin la source de son mal-être. Ses doigts glissèrent au-dessus de la zone impactée et, lentement, dessinèrent un sigil complexe qui lui demanda toute son attention. Ceux de guérison avaient toujours été plus complexe que ceux d'attaques, rappelant inlassablement à quel point détruire était plus simple que de réparer. Des filaments de lumière blanche glissèrent du bout de ses doigts jusqu'à former le sigil escompté et, finalement, une lumière blanche et tiède s'échappa de ses paumes pour venir entourer l'épaule d'Oney. Après quelques secondes à peine, la lumière disparu et les mains d'Aysar retrouvèrent leur froideur. — Here, you should be alright until next time. Le fils Shah se recula un peu, récupérant sa bière sur la table basse du salon pour la porter à ses lèvres et en boire une, puis deux gorgées. So, are you still farmished ?

Un rire s'échappa de ses lèvres, secouant son épaule dans de petits soubresauts douloureux. « My mom was drunk when she delivered me, that's why the nurse didn't believe her when she spelled my name with the r. That's a shame, mom had forseen she was gifting the world with this sexy beast. » (peut-être aurait-elle dû l'appeler dork). Reprenant sa bière pour en savourer une nouvelle gorgée, Oney ponctua sa phrase d'un clin d'oeil, détaillant une nouvelle fois les traits de son vis à vis. L'amitié pouvait prendre des formes différentes et remplir des fonctions variées. Parfois, elle ne s'expliquait tout simplement pas ; parfois, elle était était douce et calme, une évidence qui ne cachait aucune excuse. D'autres fois elle était une façon de s'échapper, de mettre sa vie en pause comme si l'on avait appuyé sur le bouton d'une télécommande magique, que l'on s'était retrouvé propulsé dans un monde qui était toujours le notre, mais pas tout à fait. Une simple parenthèse qui berçait pendant quelques heures notre solitude. Son grand-père lui avait répété, encore et encore, qu'un sourire était plus puissant que les armes qu'il portait depuis ses dix-huit ans ; que la gentillesse, l'humour et la compassion étaient ce que l'on détenait de plus précieux et que seules les personnes au grand cœur avaient un pouvoir sur les autres. Oney ne pensait pas disposer du moindre pouvoir mais il essayait. A sa façon. Un peu gauche, sans la moindre subtilité, avec ses mots indignes d'un prince comme Aysar mais qui étaient là, sans secrets, sans trahisons, sans serpents prêts à mordre dès qu'une main s'approchait de leurs crochets. Il resta silencieux quand les mains d'Aysar s'approchèrent un peu plus de son épaule, que la lumière illumina la pièce. La magie était un fait mais parvenait toujours à le fasciner. S'il avait été un poète, peut-être aurait-il pu s'imaginer qu'une partie de la lumière d'Aysar venait de se glisser dans sa peau. Oney n'était pas un poète et ne réprima pas le soupir d'apaisement en sentant ses nerfs brûlants s'apaiser, le réseau de chair, de tissus et de muscles se détendre sous la magie du garçon. Oney se reconstruisait sous ses phalanges.  Quand il termina, Oney se renfonça dans le canapé, roulant une nouvelle fois son épaule pour en tester la souplesse – il ne doutait pas du talent d'Aysar. Il l'avait vu à l'oeuvre plus d'une fois et, bien que la magie médicale soit complexe, il le savait capable d'accomplir de bien plus grands miracles que de guérir une simple épaule amochée -. « Shoulder is working fine … I'm alive, I've got beer and good company. I'm a simple man, my happiness is out of this world. » Il se leva, retourna jusqu'à sa cuisine en trois enjambées, attrapa assiettes et couverts, plats à emporter et revint s'installer à la place qu'il venait de quitter. Disposant les mets sur la table basse, le parfum des vivres éveilla encore une fois ses papilles. « Bon appétit » souffla-t-il dans un français approximatif (ses rares notions s'arrêtaient à bon appétit, bonjour, croissant, baguette et voulez-vous coucher avec moi. Un kit de survie utile s'il venait un jour à quitter les frontières de New York pour appréhender le monde). Il laissa un nouveau silence s'installer, piquant dans son assiette le temps de faire taire son estomac. Enfin, Oney repoussa son assiette, se calant plus confortablement entre les coussins. « Little prince » appela-t-il doucement. « Do you want to talk about it ? »

— She should've called you silly, then. Un sourire déborda sur son visage, doucement. S'il savait qu'Oney n'était pas le mage le plus puissant de sa génération, que derrière son choix d'escadron se trouvait sans doute une raison évidente – le physique, le corps-à-corps (dans lequel il le savait réellement doué) à la place de la magie, de la théorie et de la pratique des sigils –, il possédait malgré un quelque chose en plus qui le rendait plus magique à bien des égards que certains des grands mages qu'Aysar avait pu rencontrer. Il avait cette faculté à détendre une atmosphère pourtant pesante depuis des jours, à dérider un visage qui devenait douloureux à force de se tenir crisper. Oney était ce genre d'homme, capable de faire fuir des démons internes avec bien plus d'efficience que ne le ferait jamais quelconque sigil, ou quelconque dose d'énergie rouge. Les Shah, depuis bien des générations, pouvaient se targuer de produire les mages les plus puissants du Haut. Mais aucun, jamais, de mémoire de petit garçon et d'adolescent, n'avait su mettre en pratique les mots, les gestes et l'aura comme le faisait l'homme qui l'avait convié chez lui ce soir, pour remettre une épaule qui n'avait rien de disloquée – au plus, quelques heures de repos auraient pu être nécessaires, mais son intervention n'était clairement qu'anecdotique. Pourtant, il se sentait reconnaissant de ce message envoyé, et de cette opportunité offerte de pouvoir prétendre, quelques heures durant, qu'il n'était qu'Aysar, sans Shah pesant derrière.
Sa simplicité d'être devait être compliquée à entretenir. Comment un homme ayant vécu la guerre aux premières loges pouvait-il parvenir à garder ce mental, cet état d'esprit ? Aysar savait bien que dans la tête d'Oney, tout n'était pas si clair, ni si lumineux qu'il ne voulait le faire croire. De toutes ces nuits passées en sa compagnie, quelques-unes s'étaient brouillées de cauchemars bruyants, de souvenirs de combats qu'il devait sans doute affronter de nouveau quotidiennement lorsque, dans la rue, il se retrouvait face à des vestiges, des pavés qui s'étaient abreuvés du sang de ses compagnons d'armes et autres êtres humains. Et malgré tout, il parvenait à lui dire avec le poids de la vérité dans ses mots que son bonheur était réel. Oney Shaughnessy forçait le respect et l'admiration et pourtant ne s'en rendait-il même pas compte. — Good company, you say ? Here I thought it was just you and me tonight, I'm disappointed. Le nez doucement froncé, lui donnant des airs de petit garçon disparus depuis longtemps de son visage d'homme, il se laissa avoir à un nouveau sourire. Aysar avait fait son miracle sur son épaule mais Oney, lui, faisait le sien sur son invité. Silencieux, il le suivit du regard alors qu'il s'éloigna, roulant doucement des yeux en remarquant qu'il ne se rhabillait pas pour autant et profitant sans gêne aucune de la situation pour laisser son regard glisser sur lui, son dos et son torse lorsqu'il revint dans sa direction. — Thanks, souffla-t-il simplement, récupérant le dîner et les couverts tendus, toujours assit sur la table basse du salon.
Mangeant en silence, Aysar ne se rendit pas compte que les pérégrinations de ses pensées laissaient une trace sur son visage ; une évidence que quelque chose le tracassait, qu'il se retrouvait sa solution fasse à un problème qu'il ne savait pas gérer. — Uh ? Le surnom l'interpella sans même qu'il ne réalise de prime abord comment Oney avait pu l'appeler. Lorsque son esprit put enfin faire 2+2, il esquissa un sourire, plus triste cette fois, et secoua doucement la tête. I'm nothing of a prince anymore, you know it. Et pourtant lui avait-on tant répété qu'il en était un, lorsque ses joues d'enfant rentraient encore dans le creux d'une paume. — There's nothing much to say about it. Il soupira, jouant distraitement avec ce qu'il se trouvait encore dans son assiette. Oney était au courant, évidemment. Même sans le vouloir, même sans si intéresser, toute personne vivant au Haut avait dû en entendre parler ; après tout, Lux était la nouvelle Stratège dont on s'apprêtait à célébrer les noces morbides. — I don't have any solution to avoid that wedding. I'm thinking, focusing, but I can't find anything. Il pinça doucement les lèvres, haussa les épaules en relevant le regard vers son ami. Que pouvait-il bien changer, quel pion devait-il avancer sur son échiquier pour parvenir à s'en tirer ? — It's not worth talking about, don't worry with that. I'll end up being okay again. Ne le redevenait-il pas toujours, à défaut d'aller de nouveau réellement bien ? Reposant son assiette sur la table basse sans parvenir à la terminer, il observa un court instant Oney. Comment était son cœur, à lui, et avait-il déjà souffert autant ? Si oui, comment pouvait-il encore être l'homme qu'il était ?

« Oh pumpkin, you'll always be a prince for me » souffla-t-il avec un sourire en coin en attrapant une nouvelle bière. Le cadavre des deux autres reposait sur le coin de la table basse, à côté des vestiges de leur repas. Son regard glissa une fois de plus sur les traits délicats du garçon. Si Aysar avait été un soldat, il lui aurait sûrement mis une claque sur le bras, ou lui aurait vaguement serré l'épaule, une façon de lui dire qu'il avait compris et qu'il le savait assez solide pour s'en sortir tout seul. Aysar était un grand garçon, plus courageux que beaucoup de ses connaissances, mais Aysar n'était pas un soldat. Aysar n'était pas non plus un ami, pas tout à fait (on n'embrassait pas ses amis, on ne se délectait pas de la saveur de leurs lèvres contre les siennes et celles d'Aysar étaient trop douces pour n'être qu'un aspect d'une franche amitié). Oney ne pouvait pas se mettre à la place d'Aysar. Leurs mondes ne se ressemblaient en rien. Trop de variables s'éloignaient sans jamais se croiser. Tout au plus pouvait-il essayer d'imaginer sans véritablement parvenir à capter tous les dilemmes qui devaient secouer le cœur de l'héritier Shah. « There is a lot to say about it. If I were you I would be shouting or punching things. You can say a great deal of things with your fists. » il s'arrêta quelques secondes pour serrer son poing, comme une démonstration, sa voix prenant une tournure amusée quand, au fond de lui, il n'avait aucune envie de rire. « Talking doesn't mean fixing things. Talking is more like … I don't know, getting some of it out of your system. It won't change anything but it wont hurt you. » Les sentiments, bons comme mauvais, étaient comme un poison qui ne se libérait jamais à moins de le traduire par des mots. Les sentiments couraient dans les veines comme le sang, se mêlaient à lui et le rendaient plus lourd, plus épais, plus compact. Les sentiments étaient parfois un poids capable d'écraser le plus courageux des hommes. Oney ne pouvait pas se mettre à la place d'Aysar mais ses propres secrets, ceux qu'il gardait enfoui en lui et fermés à double tour dans les salles les plus intimes de son cœur pesaient parfois aussi lourd qu'une enclume. « If you don't talk, one day, it will eat you up. » Il poussa un soupir, donnant un petit coup de son genou contre celui d'Aysar. Oney n'était pas un poète ; quand il parlait, les mots s'alignaient les uns à côté des autres dans une cadence brutale et simpliste, comme un enchaînement de faits. Les métaphores, les jolies tournures que pouvaient utiliser les bien nés lui échappaient. Oney parlait toujours avec le cœur sans utiliser sa tête. Un nouveau soupir franchi la barrière de ses lèvres. Reposant la bière sur sa table basse, Oney se pencha en avant, posant ses bras en appui sur ses genoux. Redressant la tête, il croisa les yeux d'Aysar. « I swear it's the last time I will ask you. Do you want to talk or not ? »

Le surnom lui arracha un sourire, quand bien même Aysar resta silencieux. Ça faisait bien longtemps que personne ne l'avait considéré de la sorte, au point d'avoir droit à une appellation affectueuse, voire un tantinet trop enfantine. Il ne s'en plaignait pas – ni qu'on ne le fasse plus vraiment, ni qu'Oney se permette de le faire. Sans doute parce que ceux qui pouvaient avoir l'habitude de le faire étaient également ceux qui l'avaient blessé, et que le soldat face à lui, celui-là même qui se permettait de glisser des mots doux au détour des phrases qu'il lui offrait, ne lui avait jusque-là jamais fait de mal ; rien qui ne soit consenti au préalable. La normalité, encore une fois, donnée par la simplicité d'être d'un homme plus complexe qu'il ne s'imaginait lui-même être. — Unfortunately, that's not how I've been raised. Punching and shouting, throwing things away through the room. In my family, we weren't talking about our feelings out loud, we were just... dealing with them as good as we could. Il n'était pas là question d'un quelconque machisme. Les femmes Shah non plus n'étaient pas élevées dans l'optique de faire entendre leurs voix sur leurs émotions et autres sentiments. La pudeur était de mise avec la fierté, et le mélange des deux poussait à un silence qui n'avait rien de bénéfique sur le long terme. Aysar aurait voulu apprendre à tout relâcher. À hurler, jeter des choses, en frapper d'autres. Mais c'était comme si son corps, formaté pour obéir à une loi familiale, n'était désormais plus capable de le faire, si tant était qu'il l'ait été un jour. Il soupira doucement, agitant le fond de bière dans sa bouteille avant de le finir et de récupérer la nouvelle, à peine ouverte. — I'd rather have something else eating me up. La tentative salace le poussa à esquisser un petit sourire, toujours aussi discret et sincère qu'ils ne l'étaient à chaque fois qu'Oney Shaughnessy en était la cause. La différence entre leurs mondes semblait se ressentir de plus en plus lorsque de tels sujets étaient abordés et, au lieu de l'agacer, Aysar ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il s'agissait d'une chance. D'un regard autre sur une situation à laquelle l'un d'eux pourrait être confronté, d'une porte ouverte vers un univers qu'ils ne feraient jamais que de toucher du bout des doigts en caressant la peau de l'autre. Il regarda Oney se pencher vers lui, plongea son regard dans le bleu de ses iris. Soupirant un peu, il réfléchit à la proposition qui lui était faite. Que pouvait-il bien dire ? Qu'avait-il le droit de dire ? Portant sa bière à ses lèvres, il but d'une traite la moitié de la bouteille avant de resserrer doigts autour de son corps de verre. — I feel empty. As if I was watching the scene from above, unable to do anything to change it or make it better. I mean... I'm not happy, but I can't even tell if I'm still capable of being sad or not. Se massant la nuque d'une main, il pinça un instant les lèvres avant de soupirer à nouveau. — I'm at that point of my life where I'm just waiting for someone to come and shoot me in the head, so all of this would finally be done. Ses idées noires, Aysar n'en avait encore jamais parlé. À personne. Mais elles lui trottaient dans la tête et gangrenaient son esprit depuis des mois maintenant, se faisant de plus en plus nettes et tangibles, plus séduisantes aussi. Tout ce qu'il espéra en l'instant, c'était d'éviter le sermon sur ce qu'il osait dire, lui qui était jeune et avait la vie devant lui – mais simplement, il n'en voulait pas, de cette vie. — Lux is... she's okay. We never really got along and in the end I barely know her, but... Yeah, she's okay. She's not like, the main problem. Sa gorge se serra un peu et, pinçant l'arrête de son nez un instant pour empêcher ses yeux de s'embuer, il secoua finalement un peu la tête et regarda à nouveau Oney. — I've spent the last fifteen years of my life unable to make a choice for myself or to feel completely human and alive. Getting married with a Mulver means that it's gonna be that way until the day I die, and I start to grow really impatient about that possibility, almost praying for it to happen anytime soon. Un rire qui n'avait rien d'humoristique lui échappa. Parler, vider un peu de ce qu'il avait sur le cœur, ça pouvait faire du bien, c'est vrai. Mais en se montrant totalement vulnérable face à Oney, baissant ses murs et ses barrières qu'il veillait à garder encore, Aysar se sentit nu et facilement touchable, malheureusement.

Les Shaugnessy tenaient plus du clan que de la famille. Elevés avec des valeurs simples et pieuses, l'honnêteté, l'entraide et l'équilibre étaient les trois piliers fondateurs que l'on passait de générations en générations. Tout pouvait être dit, tout pouvait être exprimé sous le toit familial ; c'était même encouragé. Oney n'aurait pas eu assez de mains en empruntant celles d'une foule entière pour compter le nombre de fois où sa mère s'était assise sur le bord de son lit pour lui demander s'il allait bien ; pas assez non plus pour compter le nombre de fois où lui même était allé s'installer près de sa sœur sur l'accoudoir du canapé et avait formulé l'exacte même question. Les tabous n'existaient pas. Les barrières non plus, peu importe s'il fallait froncer les sourcils, tordre les lèvres, menacer ou hurler pour obtenir assez de confessions pour soulager le cœur des siens. Parler avait toujours été un truc de famille, une sorte de vieux secret de grand-mère. Parler et prendre les autres dans ses bras. Si Aysar avait porté le même nom que lui, la famille l'aurait entouré, fait s'asseoir à la table de la cuisine (maman aurait sûrement fait un chocolat chaud, le sucre déliait souvent les langues), et il n'aurait pas eu le droit de s'en lever avant de tout déballer. Un mot, puis deux, avant que tout le reste se dénoue comme une bobine de fil. Il n'entoura pourtant pas Aysar de ses bras quand le garçon commença à parler. Ne bougea pas d'un pouce non plus, l'observant silencieusement vider son sac. Petit à petit, ses sourcils se froncèrent légèrement et sa mâchoire se serra un peu plus. Ce n'était pas juste mais, après tout, est-ce que ce monde se souciait par moment de la justice ? Les astres avaient parlé. Quand Aysar eut terminé, Oney reposa son dos dans le canapé et garda le silence quelques secondes de plus. Quand enfin il ouvrit la bouche, sa voix lui sembla enrouée. « You get use to it. » dit-il, passant une main sur sa nuque. « You can get use to everything. The pain, the lies, the secrets, the fake smiles … Believe me, I know. You just get going, one day at a time until one day you get so use to it that it will be your new normal. » Ses lèvres ne souriaient pas, et pour une fois la chaleur qui régnait dans sa voix pointait aux abonnés absents. « All that, the pain, lies, everything, it will be the music that you hear on the elevator and you don’t pay attention to. The song is playing, you notice it but not so much. The music is just not loud enough now. » Un soupir traversa la barrière de ses lèvres. Oney se leva, posa une main sur l'épaule d'Aysar qu'il serra doucement, l'espace d'une brève seconde. « It will be ok, ‘cause you will make it ok. » Retournant à sa cuisine, il ouvrit le frigo pour se sortir une nouvelle bière.

Aysar n'avait jamais étalé ses idées noires sur la table devant quiconque. La plupart du temps, c'était face à lui-même, dans l'obscurité de sa chambre et la lourdeur du silence nocturne sur son esprit qu'il les ressassait et se demandait s'il serait capable, un jour,  de sauter ce pas pour retrouver un semblant de liberté quelque part. Depuis bien longtemps, son existence n'était plus sienne. Elle reposait être les mains habiles et sadiques d'une famille qui ne voyait en lui que le reflet d'un aîné ayant déclenché une guerre, et d'un autre leur ayant volé un fils. Œil pour œil, sang pour sang ; Aysar avait fini en pâture pour les Mulver, à leur explicite demande, et avait dès lors cessé d'être un homme en devenir. Retrouvant le silence lourd de sens qui pesait sur ses épaules autant que sur sa poitrine, coupant sa respiration pour lui donner un avant-goût de ce qu'il attendait avec une patience qui commençait à s'effriter, Aysar n'eut pas le courage de relever les yeux vers Oney. Que verrait-il, de toute façon ? Honte, dégoût, incompréhension ? Il doutait que quoi que ce soit de tel puisse transparaître dans les yeux doux de cet ami qui n'en était pas vraiment un, pas totalement. Pas quand leurs corps se connaissaient avec exactitude, que leurs mains savaient où caresser pour faire naître une vague de frissons sous leur peau. Honteux de sa propre vulnérabilité, Aysar n'était pas capable de l'assumer sous le regard du soldat ni sous aucun autre, et préférait s'éviter de croiser la mire d'Oney aussi rapidement après ses aveux. Triturant distraitement ses doigts, il retint un instant sa respiration, jusqu'à ce que sa voix ne résonne à nouveau dans la pièce après des secondes d'éternité d'un silence de plomb.
You get use to it. Peut-on vraiment s'habituer à la perte totale d'un instinct de survie ? Avait-on seulement le temps de le faire, face aux occasions qui pouvaient se présenter ? Aysar n'avait jamais osé sauter le pas mais il était bien incapable de promettre que ça ne serait jamais le cas. À l'écoute, il ne regarda toujours pas Oney, pesant chacun des mots qui parvenaient à ses oreilles pour en comprendre le sens avec un peu plus d'exactitude. Il les comprenait. Voyait son point de vue, pouvait l'envisager, mais se retrouver incapable de l'adopter pour sa propre personne. L'habitude n'était pas venue après plus de quinze ans de vie chez les Mulver, et Aysar doutait fortement qu'elle parvienne à se frayer un chemin dans le chaos de son existence. Une à une, les tours bâties par sa famille pour lui et par ses propres mains s'effondraient, ne laissant derrière elles que les vestiges d'une existence perdue et la poussière de souvenirs qui ne seraient jamais rien d'autre que ça : des souvenirs, devenant de plus en plus vagues à mesure que le temps s'égrainait. I can't get used to it. It's too late for that. Asyar soupira, tournant la tête vers Oney sans parvenir à relever les yeux vers les siens et, profitant du bref contact de sa main sur son épaule, il releva la sienne pour venir la poser sur celle d'Oney. Un remerciement silencieux, à défaut de pouvoir en souffler un réel ; il n'y croyait pas lui-même. Pinçant les lèvres, il le laissa s'éloigner et se racla un peu la gorge, jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, son regard se posant sur les muscles du dos de Shaughnessy. — Let's see the positive side of this all : if I end up getting too tired for all of this and being ready to do it, I know a few people with weapons in their lives who could help me against a bit of money. Un sourire sans joie s'étira sur son visage, avant qu'il ne baisse à nouveau le regard alors qu'Oney venait récupérer sa place dans le canapé. Toujours assit sur le rebord de la table basse, il attrapa la bière laissée à côté de lui et en bu une gorgée, cherchant à chasser de son amertume les tréfonds de celle qui le gangrenait. Le silence s'imposa encore une fois à eux, avant qu'enfin il n'ose le regarder. Ressassant ses paroles, Aysar fronça doucement les sourcils. Entre ses doigts, sa bière tourna dans sa bouteille, l'étiquette subissant les attaques nerveuses de ses ongles. — All that you said, about getting used to things and all... Il hésita un instant, puis soupira un peu. — What did you have to get used to ? Oney pouvait choisir de ne pas lui répondre. Mais Aysar n'était pas idiot et savait lire entre les lignes : un tel discours ne pouvait être tenu que par quelqu'un ayant allié sa théorie à une pratique, ou inversement.

« Now I understand why you keep coming here. You're after weapons, not my incredible, shaped by the gods, body. » Un sourire fin étira ses lèvres. Un sourire fin pourtant dénué de joie. Le spectre des suicides planait depuis trop longtemps autour de lui. Pas le sien, Oney n'avait pas le caractère, pas ce qu'il fallait pour retourner une arme contre lui ; certains appelaient ça du courage, d'en être capable, lui en était alors dépourvu. La guerre avait beau être terminée, elle restait inscrite dans les cœurs, toujours aussi vive dans les veines. Une guerre plus sombre, plus silencieuse : celle de l'après, celle où le monde s'était retourné tout en ressemblant toujours à ce que l'on avait connu ; celle où les décisions et les choix des uns, faisaient s'écrouler un domino qui ne semblait pas posséder la moindre pièce finale. What did you get use to ? Il laissa la question en suspens le temps d'avaler une nouvelle gorgée de bière. Il n'avait pas assez bu pour être ivre ou pour laisser libre court à une langue déliée par l'acidité d'une bière mais Oney avait demandé à Aysar de parler, alors il lui devait bien de répondre à son tour. « So many things. » Il haussa les épaules, revenant se placer sur le canapé et croisant les jambes. Son mollet placé sur son genou, il le massa distraitement d'une main, l'autre jonglait dans un équilibre précaire avec sa canette. « Friends dying, friends being hurt, friends being hurt so much they wished they died instead... » La liste aurait pu s'étendre alors que les souvenirs se superposaient aux images de son salon, floutant la réalité pour lui en présenter une autre, plus sombre. « But I chose it. It comes with the uniform. If I didn't kill them, they would kill us, that kind of things. At least I can sleep well at night knowing I didn't go through this and won't go through this again for nothing. » Si ses parents pouvaient continuer à se promener tranquillement dans les rues du Haut aux côtés de son frère et de son nouveau né, c'était grâce aux sacrifices des soldats. Oney soupira, lâchant son mollet pour passer à sa nuque. Sous la pulpe de ses doigts, elle semblait le piquer et le brûler tout en même temps. La vraie morsure n'avait rien de sanglant, la vraie morsure ne pouvait pas être combattue. « I ... » commença-t-il avant de s'interrompre. A qui en avait-il déjà parlé ? A sa mère qui avait deviné avant même qu'il ne prononce le moindre mot, à sa sœur qui avait hérité de la perspicacité maternelle et avait appris à lire entre les lignes, le connaissait peut-être mieux qu'il ne se connaissait lui même et l'avait pris entre quatre yeux, un soir, pour lui dire : you are in love with him, aren't you ? Il n'avait pas cherché à nier, ça ne servait à rien. Les femmes avaient ce pouvoir sur vous, une sorte de sorcellerie que tous les sigils du monde ne pourraient jamais imiter. Yeah, avait-il répondu, so much it hurts. « I'm in love with someone that doesn't want my love. Hell that's not fair. He doesn't even know I love him. » Oney s'enfonça dans son canapé, redressant les yeux vers Aysar et dévoilant une rangée de dents blanches dans un nouveau sourire. « I've always loved him and always will. I could have told him already but I don't want … the thing we have to be over, or to change. Being a coward is what I'm used to. »

Il est des tristesses quotidiennes que l'on ne pourrait imaginer. Si c'était une utopie doucereuse que de pense que certains n'avaient jamais, à aucun moment de leur existence, effleurer du bout des doigts une douleur liée à la vie elle-même, il était parfois difficile d'imaginer que derrière des sourires aussi beaux, aussi brillants, se dissimulait une ruine morale qui secouait les corps et les cœurs la nuit tombée. Celle d'Oney, Aysar avait pu l'entrevoir. Lorsqu'il se réveillait en pleine nuit, un film de sueur suintant de ses pores, et tirait le jeune Shah de son propre sommeil de par l'entremêlement de leurs corps nus. Lorsqu'il tentait de le rassurer d'un simple geste, une main se resserrant sur sa cuisse, mais qu'il se levait pour prendre quelques minutes d'une solitude nécessaire. C'était une fenêtre ouverte sur un monde bien noir qu'Oney ne partageait pas. Un PTSD comme beaucoup de soldats se traînaient et Aysar, à chaque fois, avec une pointe d'égoïsme dans le cœur, remerciait les di immortales de ne pas lui avoir imposé de combattre auprès des soldats durant la guerre. Sa place avait été aux côtés d'Odalis, pour s'assurer qu'elle restait en vie, qu'elle se rapprochait de quelconque forme d'amélioration à laquelle elle pouvait prétendre, et ça lui convenait bien mieux malgré les cours de Santo pour lui apprendre le combat. — Can I say I'm coming for both ? I've got no use of your weapons for now, but we both know I do of your body. C'était décomplexé mais défait de toute joie à cause de la teneur des propos entourant leurs plaisanteries et de la tension qui pesait sur leurs épaules. Parler de sexe, Aysar n'en avait aucun mal, encore moins quand il s'agissait d'Oney face à lui ; ils savaient ce qu'ils étaient l'un pour l'autre, ils connaissaient les différents enjeux de leur relation, et de se perdre entre les bras et les draps de l'autre en était une partie qu'ils ne pouvaient négliger, puisque fondation de cette relation ayant grandi avec les années. Retrouvant le silence calme et presque religieux dans lequel il se terrait si souvent, Aysar détailla les traits d'Oney, buvant ses paroles pour chercher à comprendre les malheurs qu'il avait traversés et qui, pourtant, lui avait fait dire I'll get used to it.
Il ne dit rien en retour. Le laissa s'exprimer, détaillant ses traits mais préservant son intimité sans s'immiscer à l'aide de questions trop incisives. Chacun avait son propre rythme de confessions et ce soir, Aysar découvrait celui d'Oney, le respectait, et attendait. Parce que ses paroles ne semblaient pas être complètes, pas avec cette résignation qu'il mettait dans ses mots. Ce n'était pas que son job qui l'avait poussé à adopter ce genre de façon de voir, ni de faire. Il observa ses gestes, toujours assis sur la table basse, toujours se tenant comme vis-à-vis du soldat. Et finalement, les paroles glissèrent d'elles-mêmes entre les lèvres de l'homme. Il lui ouvrait son cœur déjà trop rempli d'un amour possiblement à sens unique et du désespoir qui pouvait, certains soirs, l'accompagner. Il lui confia un secret que même le principal intéressé ignorait – ou le pouvait-il vraiment, s'ils étaient aussi proches ? Ne se doutait-il pas au moins un peu des sentiments de son ami ? Par délicatesse, il ne souleva pas la question. À la place, Aysar se redressa, quittant enfin la table basse pour venir se poser avec douceur à côté d'Oney, sa main retrouvant le galbe de sa cuisse. Il resserra ses doigts autour, prenant quelques secondes pour mettre de l'ordre dans ses mots et ses idées. — Is it enough for you, though ? Do you think you can last long without telling him anything, without trying to get more ? Il le détailla un instant, s'humecta les lèvres et secoua un peu la tête, pesant les paroles d'Oney pour pouvoir faire de même avec les siennes. — You're not a coward. To live in the shadow of a love that won't ever bloom isn't cowardice. It takes a lot of courage to preserve something special even if it means hurting you at the same time. Doucement, ses doigts remontèrent pour se glisser dans l'interstice des siens. Ils se ressemblaient bien plus qu'il ne le pensait déjà, perdus face à une possibilité qui ne serait jamais la leur. — Are you sure it's worth it to keep it silent ? That he doesn't love you back, or couldn't fall in love afterwards ?

Les yeux d'Oney tombèrent sur la main d'Aysar posée sur sa cuisse, la légère pression qu'il exerçait dessus et étira ses lèvres dans un sourire aux allures plus tristes que joyeuses. Est-ce que ça lui suffisait ? Oney se répétait que oui, inlassablement, depuis tant d'années. Quand il n'y avait pas d'espoir de plus, que l'on avait atteint le maximum d'une relation, est-ce que l'on pouvait continuer à se battre, à repousser les limites jusqu'à ce qu'elles éclatent comme un élastique ? Amber ne l'aimerait jamais, pas de la façon dont il aurait souhaité alors oui, c'était suffisant. « I won't get more. I'm happy with how things are. » La situation telle qu'elle est, ou plutôt telle qu'elle l'avait été. Avant qu'Aster ne s'invite dans le paysage. Avant qu'Aster ne grignote chaque parcelle de bonne humeur et de légèreté chez son meilleur ami. Si la vie avait été une boule à neige, Oney aurait passé son temps à la retourner pour retrouver les souvenirs d'une époque qui lui semblait déjà si lointaine. Il aurait donné son bras et sa carrière, aurait vendu tous ses biens pour inverser la courbe du temps et retrouver celui qu'il connaissait à l'époque. Sentir de nouveau ses muscles lui faire mal à force de rire aux éclats en sa compagnie, les soirées passées dans son appartement ou dans celui d'Amber à jouer aux cartes en refaisant le monde,  à arpenter les rues alors en paix du New-York de leur enfance. « My love is not special, there is nothing special about me. Amber is special. Amber is … he's so much things. And more. » Un petit rire s'échappa de ses lèvres et il pencha la tête en avant pour se gratter la nuque (elle le démangeait et le jeune homme savait que ce n'étaient pas ses ongles qui la rendaient aussi rouge à cet instant). Il secoua doucement la tête. « He already loves another... A relationship that I don't approve of. » Sa mâchoire se contracta douloureusement. « Amber you see... He has lost his shine. He's fragile and he's hurting. I can't go out there and tell him how I feel. Not now. Not anymore. I missed my chance... If it ever existed. » Oney s'enfonça dans le canapé et tourna le visage vers Aysar. « My mum is a liar. Talking doesn't hurt... my ass. » Un petit rire agita ses lèvres et Oney posa sa main sur la nuque d'Aysar, caressant doucement du pouce la peau à la naissance de ses cheveux. Il se rapprocha doucement, déposant un baiser aussi doux que léger sur les lèvres du garçon. « Thanks for listening to me. » Il posa son front contre le sien. Sa main quitta la nuque d'Aysar pour s'attarder sur sa joue. « The Mulver, they are lucky to have you. You're sweet and kind. Don't talk anyone into blowing up your head. You're too pretty for messing up with that face. »

Oney était rassurant. Dans le paysage de son entourage, le soldat semblait être la personne la plus à même de toujours afficher un sourire sincère et touchant comme si, touché par la grâce du soleil, il avait cette once de bonheur ancrée en lui capable d'éclairer un chemin à travers ses pupilles. Oney était rassurant, car il semblait toujours trouver le geste ou l'attitude capable de gommer une part du mal-être chronique qui paraissait ronger Aysar depuis son arrivée chez les Mulver. Mais ce soir, dans ses aveux, cette petite étincelle vacillait en menaçant de s'éteindre malgré ses sourires et ses rires faussés. Le jeune Shah n'avait pas les mots pour ce genre de douleur. Les relations amoureuses, qu'elles soient partagées ou à sens unique, n'avaient jamais été teintée d'une quelconque tristesse particulièrement forte ; ses maux, c'était ailleurs qu'ils trouvaient leur source, l'empêchant de relativiser auprès d'Oney les aléas d'un cœur en berne. Tout au mieux,c'était sa compassion qu'il pouvait lui offrir, mais était-ce suffisant ? Sans même qu'il ne le réalise, le visage d'Aysar changea progressivement à mesure qu'il l'écoutait. Sa peine se retranscrivait sur les traits de l'héritier maudit, lui faisait doucement froncer les sourcils, à la recherche de quelque chose de pertinent à répondre. Mais les mots n'étaient pas magiques, et aucun sigils à sa connaissance ne permettait de réparer ce genre de blessures. Même l'oubli laissait des cicatrices sur les cœurs endoloris et, de toute façon, une partie d'Aysar était persuadée qu'Oney refuserait cette solution. Oublier Amber ? De la façon dont il lui parlait, ça n'avait aucun sens. Ça n'était pas envisageable. — You may think you aren't special but it's not true. That love you feel for him – it's a proof in itself. A love so pure and so sincere that you'd rather suffer on your own than try anything with him, because you love him too much for that. That's special. And not a lot of people can feel something like that. L'amour, même vrai, pouvait être terriblement égoïste. Dans un besoin de posséder l'autre, de le faire sien.ne. Dans un besoin de se sentir important pour la personne en face, au-dessus du lot. Aimé. L'amour, dans son exécution, pouvait être aussi égoïste que dévastateur, mit entre des mains trop incertaines, de celles qui avaient un besoin trop percutant d'être rassurées. Entre les paumes d'Oney, il était complexe, profond, mais tellement respectueux qu'il ne chercherait jamais à s'imposer à un homme dont il ne pensait pas pouvoir obtenir le cœur. Même si le sien risquait de se briser un peu plus à chaque battement. Sa main ne quitta pas sa cuisse, pas même lorsque, après avoir mis ses sentiments sur la table, Oney tourna à nouveau le visage vers lui. — What if he's not your one and only ? You're in love with him, you truly are. But maybe Amber's not the one you'll feel ishq for. Il esquissa un sourire qui se voulut doux, resserra à nouveau ses doigts autour de sa cuisse. — That's a word in urdu. It means love at a level so deep it consumes your very soul. There's love but what 'ishq' is, is much more complex and 100 steps ahead of just simple love. Ses épaules se haussèrent doucement. Il n'avait jamais été témoin de ça, quand bien même il s'était souvent imaginé le vivre, plus petit, en se demandant ce que ça pouvait faire que d'aimer avec autant de force quelqu'un. Peut-être que l'ishq n'existait pas réellement ? Mais Oney n'avait pas besoin de connaître ses doutes sur la question. Pas ce soir.
Sa main dans sa nuque le fit légèrement frissonner et Aysar n'eut qu'à peine le temps de répondre à son baiser avant de le sentir s'éloigner de nouveau, bien qu'à peine, son front contre le sien. Il secoua doucement la tête face à ses remerciements puis planta son regard dans le sien, se retenant de déglutir en l'entendant. Les Mulver, chanceux de l'avoir ? Il ne pouvait pas prétendre à la réciproque, si seulement les propos d'Oney étaient vrais. Mais très peu pour lui l'envie de s'arrêter là-dessus à nouveau. D'avoir vu les failles chez son ami et amant ne lui donnait pas la pulsion pour continuer de se plaindre de cette existence dont il ne voulait plus, mais plutôt de tenter de l'aider un peu. À se sentir mieux, à se changer les idées. Doucement, Aysar se rapprocha passa une main sur son épaule, dans sa nuque, puis dans ses cheveux. — Talking hurts like shit but if you ever feel the need to do so, I'm here, yeah ? Just one call away. Il le détailla un instant, leurs visages si proches l'un de l'autre qu'il parvenait à sentir son souffle contre ses lèvres. Il esquissa un petit sourire vers lui et revint l'embrasser avec la même légèreté qu'il venait de le faire. Aysar n'avait pas les mots, mais au moins avait-il les gestes.

xIshq. Oney tourna le mot employé par Aysar dans sa tête. Un mot qu'il ne connaissait pas, quatre lettres qui contenaient en elles un message et un concept qui dépassaient purement et simplement la parole. Est-ce qu'Amber n'était pas l'homme qui occuperait l'entièreté de son cœur ? Est-ce qu'il existait encore assez de place, dedans, pour accueillir une autre personne ? Est-ce que cette personne serait capable d'effacer, ou d'apaiser le torrent d'émotions qui agitait Oney dès que ses yeux se posaient sur le jeune Vale, dès qu'il entendait le son de sa voix dans la rue ou à travers un téléphone, dès qu'il sentait sa main se poser sur son épaule ? Il ne savait pas, il en doutait fortement. Peut-être que si, à l'adolescence, les deux garçons s'étaient éloignés, séparés un temps suffisant pour apaiser ce qui s'agitait déjà chez Oney, quelqu'un d'autre aurait pu le remplacer. Mais des années plus tard ? Il secoua doucement la tête, un sourire étirant tout de même la commissure de ses lèvres. Il doutait même qu'un tel amour puisse véritablement exister ailleurs que dans les pages d'un roman ou sur les planches d'un théâtre. « I know » souffla-t-il en acceptant de nouveau la caresse des lèvres du garçon contre les siennes. Peut-être que les gestes parlaient plus que les mots parce que ce simple baiser semblait capable de dénouer la tension dans sa nuque, les nœuds qui s'étaient formés dans son dos comme dans son ventre à l'idée d'avoir enfin posé des mots, avoué ses sentiments pour son meilleur ami. Doucement, il délogea la main d'Aysar pour embrasser l'intérieur de son poignet. « No more words tonight. » Un sourire amusé éclaira ses lèvres et Oney se rapprocha un peu plus près de son vis à vis. Il pouvait sentir les notes d'houblon dans son souffle, celles de la nicotine qui imprégnait sa peau comme ses vêtements, et les effluves qui n'appartenaient qu'à lui et restaient parfois présentes pendant des jours sur ses draps. Encerclant son poignet entre ses doigts, il tira d'un coup sec et pourtant dépourvu de brusquerie pour ramener Aysar contre lui, le plaçant avec l'habileté de l'habitué sur ses genoux. « Unless you have something really important to discuss, I was thinking less words, less clothes and way more kisses. »